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À Zahlé, les électeurs libanais désabusés malgré l'enjeu des législatives

envoyé spécial au Liban – Surnommée "l’épouse de la Békaa", la ville de Zahlé, dans l'est du Liban, est courtisée par les grands partis politiques, à quelques jours des législatives. Mais désabusés, ses habitants disent ne plus rien attendre de leur classe politique.

Connue pour son climat agréable, ses restaurants et ses toits de tuiles rouges, Zahlé, "la capitale des catholiques", est aussi appelée "l’épouse de la Békaa", du nom de la grande plaine agricole au centre de laquelle elle se trouve, plus près de la frontière syrienne que de Beyrouth. Une situation géographique stratégique. À en croire la presse libanaise, la bataille électorale qui se joue à Zahlé l’est tout autant , à quelques jours des législatives du 6 mai. Le quotidien L’Orient-Le Jour estime qu’elle pourrait même être "déterminante" dans la conquête du leadership chrétien au Parlement.

Alliances incohérentes, féodalisme politique, clientélisme … tous les ingrédients qui synthétisent la complexité de la politique libanaise, ses enjeux locaux et nationaux, se retrouvent dans cette métropole de 150 000 habitants, qui a vu naître en son sein de nombreux poètes. Mais l’heure n’est vraiment pas à la poésie à quelques jours du scrutin. La plus grande ville de la Békaa (qui couvre près de 40 % du territoire libanais), est défigurée par les nombreuses affiches électorales et les portraits gigantesques de candidats, couvrant dans certaines rues des flancs entiers d’immeubles. Des portraits qui sont parfois collés à quelques mètres les uns des autres, alors qu’un gouffre les sépare politiquement.

La circonscription Békaa 1 compte 7 sièges de députés, répartis conformément au système politique confessionnel au Liban, selon la démographie locale. Ainsi, côté chrétien, deux sièges de députés sont réservés à des candidats grecs-catholiques (majoritaires à Zahlé), contre un pour les grecs-orthodoxes, un pour les maronites, un pour les arméniens-orthodoxes. Du côté musulman, deux sièges sont en jeu, un pour la communauté chiite et un autre pour les sunnites.

Sans surprise, tous les barons de la scène politique libanaise se sont lancés à la conquête de cette circonscription : le Courant patriotique libre du président Michel Aoun, le Hezbollah de Hassan Nasrallah, les Kataëb de la famille Gemayel, le Courant du futur de Saad Hariri, et les Forces libanaises de l’ancien seigneur de guerre Samir Geagea. À ceux-là s’ajoutent une liste issue de la société civile, "Tous patriote" et une autre, "le Bloc populaire", présentée par la plus influente famille de notables grecs-catholiques de Zahlé : les Skaff.

"Si madame Myriam n’est pas élue, qui nous aidera ?"

Cette liste est chapeautée par Myriam Tok Skaff, qui a pris la relève de son époux décédé en 2015, Elias Skaff, petit-fils et fils de ministre, lui-même député et membre de plusieurs gouvernements dans les années 2000. Propriétaire terrienne de premier plan dans la région de Zahlé, cette famille très appréciée y est incontournable.

Située à mi-hauteur sur l'une des deux collines de Zahlé, la demeure familiale des Skaff, à l’architecture typiquement libanaise, fait office de QG de campagne. Tout autour, les maisons voisines sont drapées de portraits du défunt leader, et d’affiches de son épouse photographiée avec ses deux jeunes fils.

Devant la porte de la demeure, une poignée de jeunes hommes en polos manches courtes montent la garde en l’absence de la candidate. Elie el-Hajj Farah, 23 ans, est l’un des gardes du corps de Myriam Tok Skaff et ne jure que par elle. "Notre moral est au plus haut, nous allons remporter ces élections", clame-t-il d’entrée. Ses camarades, assis sur des chaises en plastique flambant neuves, acquiescent de la tête en sirotant un café brûlant servi dans des grands gobelets en carton.

Le père d’Elie était le garde du corps d’Elias Skaff, et lui-même occupe cette fonction par nécessité depuis 4 ans, "ce n’est pas un métier d’avenir". Il a connu une première expérience professionnelle dans une boutique grâce à cette famille. "Il n’y a que la maison Skaff qui œuvre pour le bien des Zahliotes, en s’occupant par exemple de l’entretien des rues, en organisant des évènements pour les jeunes et en offrant des opportunités de travail, c’est la seule qui nous aide comme cela", explique-t-il, tout en surveillant d’un œil les allées et les venues devant la demeure.

Natif de Zahlé, Elie va voter pour la première fois de sa vie, comme près de 500 000 jeunes libanais, à l’occasion de ces législatives, les premières organisées depuis 2009, après trois prorogations du mandat des députés actuels.

"Ça fait longtemps que j’attendais ce moment, je suis avec madame Myriam, je vais évidemment voter pour elle parce que ce cela fait trente que mon père soutient cette famille et travaille à son service, confie-t-il. Si madame Myriam n’est pas élue, qui nous aidera ici à Zahlé ? L’État ? Sûrement pas". Interrogé sur ses rêves et ceux de sa génération, il concède toutefois : "Je veux juste un meilleur avenir, et parfois, je pense même à émigrer pour tenter ma chance à l’étranger".

"Lors du scrutin de 2009, j’ai accepté de l’argent"

Dans le centre-ville, qui s'étend sur les deux rives de la rivière Bardaouni, les magasins de vêtements et de lingerie côtoient les boutiques de souvenirs et de bijoux. Prisée par les Libanais, Zahlé, dont le patrimoine culinaire traditionnel est reconnu par l’Unesco, et ses terrains viticoles qui la bordent, sont un haut-lieu du tourisme local. Accoudé à un vieux bureau en verre, Fadi*, la cinquantaine grisonnante, observe avec sarcasme, à travers la vitrine de sa bijouterie, l’effervescence qui a gagné la rue à l’approche des élections. "Quelle comédie ! Tout est écrit d’avance, pendant que leurs sympathisants s’agitent, les politiques eux, s’apprêtent à se partager le gâteau électoral, assène-t-il. J’attends rien d’eux, ce sont des mafieux ! Certains d’entre eux achètent des voix contre 200 dollars pour gagner leur place au Parlement".

Ce père de famille maronite, installé à Zahlé depuis une dizaine d’années, affirme que des représentants de plusieurs candidats ont tenté d’acheter son vote ainsi que celui de son épouse. "Je vais vous dire la vérité, lors du scrutin de 2009, j’ai accepté de l’argent, ils m’ont donné 1 000 dollars en liquide pour ma voix et celle de ma femme, dit-il en affichant un large sourire malicieux. Je me suis rendu dans le bureau de vote, j’ai joué la comédie comme il faut, mais au final, je n’ai pas glissé le bulletin dans l’enveloppe, je les ai eu !"

Pour ce scrutin, Fadi réfléchit encore et ne sait pas s’il ira voter. Pour faire monter les enchères ? "Non, de toute manière ils vous donnent ce que vous demandez, s’ils veulent vraiment votre voix, ils l’achèteront", répond-il laconiquement.

S’il reconnaît que les grands partis et les notables comptent de nombreux partisans dans la ville, qui vont se mobiliser le jour du scrutin, il affirme qu’une partie des habitants de la région sont lassés, comme lui, de la politique. Quel serait selon lui le profil du candidat idéal ou le programme qui le convaincrait de se rendre aux urnes ? Le bijoutier essuie avec l’index l’écran de son smartphone, réfléchit une dizaine de secondes et répond : "Je n’en vois pas".

Pas même les candidats de la liste issue de la société civile, qui ciblent les indécis et ceux qui réclament du changement ? "Certains candidats honnêtes ou les nouveaux venus dans l’arène, comme ceux issus de la société civile risquent fort, si jamais ils sont élus, et ce, même s’ils remportent 10 ou 20 sièges, d’être broyés par le système".

"Cette nouvelle loi électorale est perfide"

Quelques centaines de mètres plus haut, sur la colline faisant face à la demeure des Skaff, Maria* discute avec son fils Joseph, et sa belle-fille Maya*, sur la terrasse de la maison familiale, qui donne sur une large route pentue. Mère de 11 enfants, âgée de 84 ans, elle admet être un peu perdue. "Je vais aller aux urnes dimanche, mais j’hésite encore, car je ne sais plus pour qui voter, dit-t-elle en se frottant les avant-bras, l’œil rieur. En 2009, j'ai donné ma voix à Nicolas Fattouche (ex-ministre proche de Damas, député sortant, et allié pour ce scrutin avec le Hezbollah, NDLR), mais je ne suis pas sûre de vouloir voter pour sa liste", ajoute-t-elle en baissant d’un ton, presque en s’excusant.

La nouvelle loi électorale, adoptée par les députés en juin 2017, est désormais basée sur la proportionnelle. Après avoir voté pour la liste de son choix, l’électeur peut, s’il le désire, accorder un vote supplémentaire, dit "préférentiel", pour l’un des candidats figurant obligatoirement sur cette même liste. Une disposition complexe qui perturbe certains votants, qui souhaitent envoyer un candidat précis au Parlement sans pour autant voter pour ses colistiers. "Je ne souhaite pas donner ma voix au Hezbollah, d’où mon embarras" confirme Maria.

Debout, en jeans et en chemisette, Joseph, 40 ans, partage l’avis de sa mère avec laquelle il vit avec femme et enfants. "Cette nouvelle loi est perfide, sans compter que certaines alliances, parfois contre-nature, dont sont capables nos politiciens, compliquent encore plus la donne, regrette-t-il. Je souhaite donner ma voix à la fois à la famille Skaff, et au Hakim [le surnom de Samir Geagea, chef des Forces Libanaises , NDLR]". Un choix "impossible", puisque les deux listes sont concurrentes, et son vote ne peut aller qu’à une seule des deux.

Ancien militaire, au chômage depuis deux ans, Joseph se montre sceptique quant au résultat final des législatives, et se dit capable de renoncer à aller voter pour exprimer son ras-le-bol. "Il faut voir ce que le nouveau Parlement va faire, parce qu’on en a marre, ceux qui nous gouvernent font de beaux discours avant les élections, puis disparaissent tout de suite après, s’agace-t-il en fronçant les sourcils. Je ne trouve pas de travail à cause de ceux qui emploient illégalement, ici à Zahlé, des refugiés syriens pour des salaires minables. Où sont les parlementaires, où sont les lois qu’ils doivent mettre en place pour rendre leur travail aux Libanais ?".

Désespéré, il conclut : "De toute manière, au Liban, quand un nouvel élu entre au Parlement, même s’il est intègre, il risque fort de devenir un voleur".

*Les prénoms ont été changés à la demande des personnes interrogées.