
Pour la classe politique et la presse italiennes, l’intrusion de douaniers français dans la gare de Bardonecchia a révélé "le visage de la France de Macron sur la question des frontières". Revue de presse transalpine.
Au lendemain de la victoire des partis populistes lors des législatives italiennes de mars dernier, Emmanuel Macron s’était empressé de commenter que les Italiens avaient "souffert d'une très forte pression migratoire" dans lequel ils vivent "depuis des mois et des mois". Quatre semaines plus tard, le discours empreint de solidarité du président français n’est déjà plus à l’ordre du jour, regrette-t-on à Rome.
Depuis que cinq douaniers français armés se sont introduits, vendredi 30 mars, dans une gare de la petite station de ski italienne de Bardonecchia pour faire passer un test de dépistage à un Nigérian soupçonné de trafic de drogue – qui s’est révélé négatif –, une crise diplomatique s’est ouverte entre la France et l’Italie. Les procureurs italiens ont ouvert une enquête pour "abus de pouvoir", "violence privée" et "violation de domicile",
Reste que les deux pays campent sur leurs positions : le ministère italien des Affaires étrangères parle d'un "acte grave, considéré totalement en dehors du cadre de la collaboration entre États frontaliers" alors que le ministre français des Comptes publics, Gérald Darmanin, chargé des douanes, a fait valoir que les brigadiers "n'ont rien fait d'illégal" en utilisant "un local mis à disposition dans le cadre d'un accord franco-italien" de 1990. Même si l'Italie a donné très récemment la jouissance de ce local à une ONG, les agents avaient demandé l'autorisation d'y entrer, ce qui avait été accepté.
"Réaction désinvolte"
Gérald Darmanin doit se rendre en Italie "dans les prochains jours" pour "s'expliquer". En attendant, de nombreux Italiens ont été heurtés par la réaction jugée suffisante du gouvernement français, qui a refusé de présenter des excuses. Certains y ont même vu du mépris. "La réaction désinvolte de la France a été intolérable", a noté Carlo Bonini dans un commentaire cinglant publié par La Repubblica, fustigeant le "mépris avec lequel [la France] a réduit l'affaire à une simple question douanière, comme si nous discutions de manière injustifiée d’un contrôle d’une cargaison de fromage."
Cette affaire n’a eu que très peu d’échos dans la presse française, a également constaté L'Avvenire, un quotidien catholique. Une "couverture limitée", selon le journal, symptomatique de l’importance que le gouvernement français a prêté à cet épisode. "L'incursion armée de vendredi soir n'était ni un 'incident regrettable', ni un 'malentendu', ni un manquement aux règles de bonne conduite, a argué Carlo Bonini dans la Repubblica. C'était une violation manifeste de souveraineté [...] qui a révélé le vrai visage de Macron en ce qui concerne les frontières nationales."
Dans le même esprit, l'un des plus anciens journaux du pays, Il Resto del Carlino, a fait sa une avec un Macron belliqueux, en titrant "L'Envahisseur". Un reportage de la Repubblica révèle également que les officiers français agissaient comme des conquérants en contrôlant régulièrement les locaux de cette station de ski.
De son côté, la philosophe Michela Marzano a aussi déploré, dans une tribune du quotidien de centre-gauche La Repubblica, la "contradiction" entre les déclarations de principe du président français, comme son appel à plus de solidarité entre Européens à la suite des élections italiennes, et les actes des brigadiers français sur le terrain. "On ne peut pas prétendre être solidaire avec l'Italie tout en élevant des barrières comme en Hongrie, en Pologne ou en Slovaquie", a-t-elle prévenu. "On ne peut pas se faire le champion d'une politique européenne commune et ensuite violer de manière flagrante les piliers sur lesquels reposent nos droits humains : la dignité, la neutralité, l'impartialité et l'humanité".
L'Italie "devrait renvoyer les diplomates français"
Principale porte d'entrée sur le continent pour les migrants, l'Italie est marquée par un profond ressentiment contre une Europe paraissant s'en laver les mains. Une partie de cette rancœur est dirigée contre la France, qui a renforcé la sécurité à sa frontière transalpine et effectue des contrôles quasi-systématiques sur les trains et les voitures venant de son voisin du sud.
La France est régulièrement accusée de renvoyer des mineurs et d'autres migrants vulnérables en violation des accords internationaux, allégations réfutées par les Français. Quelques jours avant le dernier incident, dans le même village de Bardonecchia, des officiers français auraient renvoyé une Nigérianne enceinte de sept mois qui souffrait d'un cancer en phase terminale et qui est morte dans un hôpital de Turin en donnant naissance à un bébé prématuré.
Reste que ces deux épisodes arrivent à un moment critique pour l'Italie, où les partis eurosceptiques et anti-establishment s’apprêtent à former un nouveau gouvernement. Le leader de la Ligue anti-immigrés, Matteo Salvini, n'a pas perdu de temps pour s’en prendre à la France, promettant une politique étrangère plus forte une fois au pouvoir. "Au lieu d'expulser les diplomates russes, [l'Italie] devrait renvoyer les diplomates français", a-t-il déclaré, en référence à l'affaire Skripal. "Une fois que nous serons au pouvoir, l'Italie gardera la tête haute en Europe", a-t-il ajouté. " Nous n'avons aucune leçon à recevoir de Macron ou d'Angela Merkel, et nous contrôlerons nos frontières."
Le chef par intérim du parti démocrate Maurizio Martina, à la fois modéré et europhile, a également condamné la France, mais dans des termes plus diplomatiques. "Ce n'est pas comme cela que nous construisons la nouvelle Europe", a-t-il tranché en pointant du doigt l'objectif du chef d’État français de donner une nouvelle vie au projet européen. Officiellement, l’hôte de l’Élysée n’a toujours pas réagi.
Article adapté de l'anglais par Ségolène Allemandou.