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Après la victoire du Mouvement 5 étoiles aux municipales de 2016 à Turin, la ville était censée devenir sa vitrine en vue des législatives du 4 mars. Mais le mouvement contestataire peine à incarner une alternative crédible.

Dans la petite crèmerie de Maria, vestige d’un autre âge, les Turinois ont toujours pu trouver à peu près tout ce qu’ils étaient venus chercher – du prosciutto aux œufs de Pâques. Située depuis plus d’un siècle à l’angle d’un élégant immeuble désormais décrépi, l’échoppe a été le témoin de l’évolution rapide de la ville. “C’était un beau quartier avant, mais maintenant ça grouille de dealers”, dit Maria, 63 ans, dans son quartier du nord de Turin. En sortant une barre en métal de sous son comptoir, elle ajoute   : “La police ne fait rien, alors je veille moi-même à ma sécurité.”

Première capitale historique de l’Italie et actuelle quatrième plus grande ville du pays, Turin a toujours eu deux facettes   : aristocrate et ouvrière, dotée d’une administration à la rigueur toute piémontaise, tout en accueillant une large population venue du sud, pourvue de l’un des centre-ville les plus raffinés du pays mais aussi de banlieues parmi les plus miteuses d’Italie, acquises soit à la Juventus (le club de foot de l’élite) soit au club rival historique du Torino (l’équipe de la classe ouvrière).

Il y a deux ans, lors des municipales, les quartiers périphériques de la ville ont été décisifs , avec des électeurs de droite opportunistes, pour évincer la gauche et porter au pouvoir le Mouvement cinq étoiles (M5S) "ni de droite, ni de gauche" et anti-establishment . La municipalité de Turin a alors été, avec Rome, la plus belle prise du mouvement politique… qui y a vu d’emblée un tremplin pour les élections législatives du 4 mars 2018. De fait, lors du scrutin de dimanche, le M5S devrait récolter le plus grand nombre de voix dans le pays.

Une ville, deux histoires

“Le Cinque Stelle tend à gagner là où il peut le plus capitaliser sur le rejet des partis de gouvernement. À cet égard, Turin est une anomalie,” explique Andrea Rossi, journaliste à La Stampa, quotidien basé à Turin. Il relève ainsi que les premières victoires du Mouvement ont eu lieu dans des villes soit croulant sous les dettes (Parme), soit ravagée par la crise économique (Livourne) ou dont la classe politique, dans son ensemble, a été discréditée par les scandales de corruption (comme à Rome).

Au moment des municipales de 2016, la ville de Turin, sortait, elle, tout juste de deux décennies de transformation, revenant au premier plan après des années au plus bas du fait du déclin de l'usine Fiat- Mirafiori , un des plus grands sites industriels d’Europe . “La vocation de la ville a changé avec une orientation vers la culture, l’innovation, le tourisme et l’accueil, en 2006, des Jeux olympiques d’hiver, ce qui a amené de l’argent pour retaper le centre-ville et construire une ligne de métro,” précise Andrea Rossi . “Personne ne peut prétendre que la ville est aujourd’hui pire qu’il y a vingt ans. Et pourtant, le parti au pouvoir a perdu.”

La clé de la victoire du Mouvement 5 étoiles réside dans l’exploitation du concept des "deux Turins"   : l’un aisé et connecté, résidant dans l’élégant centre-ville, et l’autre pauvre et oublié, confiné à la périphérie. Le moment crucial de la campagne a été, la veille du vote, la diffusion d’une vidéo sans paroles dans laquelle la candidate locale du mouvement, Chiara Appendino, faisait défiler des écriteaux promettant de réunifier le Turin qui “fait la queue devant les musées” et celui qui “fait la queue devant les banques alimentaires”.

“Le Parti démocrate était dans le déni par rapport à l’augmentation des inégalités,” analyse Andrea Rossi. “Et il a reçu un gigantesque ‘Dégagez' de la classe ouvrière des quartiers périphériques, qui s’est sentie abandonnée par la gauche.”

Le M5S n'a pas le monopole du populisme

Cet esprit d’insurrection reste au coeur du M5S, neuf ans après son lancement par l’acteur iconoclaste Beppe Grillo. Un héritage de son “Vaffanculo-Day ” (Journée du “dégagisme”), rassemblement au cours desquels les Italiens ont été invités à renvoyer leurs classes politiques discréditées. Alors qu'il insiste pour se qualifier de “ mouvement “ , le M5S est aujourd'hui un véritable parti, le plus grand d’Italie. Mais il reste perçu comme différent de ses rivaux, selon Maurizio Cotta, professeur de sciences politiques à l'Université de Sienne.

"Le message contestataire initial de 5 étoiles reste son principal atout dans un pays où les partis traditionnels suscitent désaffection ou dégoût", estime Maurizio Cotta. Et l’universitaire d’ajouter   : "Dans une certaine mesure, leur inexpérience peut apparaître attrayante étant donné que de nombreux Italiens ont l’impression que les soi-disant ‘spécialistes’ de la politique n’ont pas apporté la preuve de leur pertinence ” .

"Populiste" et "anti-establishment" sont les termes qui reviennent le plus souvent pour qualifier le mouvement 5 étoiles. Si le second qualificatif est incontestable, l’étiquette "populiste", en revanche, n’a plus de sens dans une campagne où les leaders traditionnels (et en premier lieu un Silvio Berlusconi sur le retour) ont lancé avec légèreté des promesses ridiculement coûteuses, sans préciser leur financement. Comme le résume Maurizio Cotta, "qui n'est pas populiste est presque devenu l'exception" .

Avec ses politiques vagues et changeantes, le mouvement 5 étoiles est difficile à classer. Ses positions pro-environnementales et farouchement anti-corruption le rapprochent de la gauche tandis que son euroscepticisme et sa ligne parfois dure sur l'immigration ont plus de points communs avec la droite. Dans une campagne qui a singulièrement manqué de débats, le mouvement a avancé au moins une proposition accrocheuse   : un revenu mensuel minimum de 780 euros pour les Italiens les plus pauvres, ce qui devrait renforcer son attrait auprès des jeunes électeurs.

Turin mal administrée… ou pas administrée du tout   ?

À plus de 800 kilomètres au sud de Turin, à l'ombre du Vésuve, dans la métropole de Naples, la ville de Pomigliano d'Arco doit, elle aussi, faire face au déclin d’une usine Fiat. C'est dans cette circonscription que se présente Luigi di Maio, 31 ans, chef de file du Mouvement 5 étoiles et prétendant au poste de premier ministre. Son adversaire, un célèbre critique d'art connu pour ses grandes tirades sur les chaînes de télévision de Berlusconi, illustre - jusqu'à la caricature - l'hostilité suscitée par le mouvement 5 étoiles au sein des partis traditionnels. Vittorio Sgarbi a ainsi décrit Di Maio comme une "chèvre ignorante", un "ver visqueux" ou encore un "pet frit".

Rongé par la pauvreté, le chômage et la corruption, le sud de l'Italie est le terrain de prédilection du mouvement 5 étoiles. C’est là d’ailleurs que le M5S a ses meilleures chances de faire un bon score le 4 mars. La lutte du mouvement 5 étoiles avec la droite pour quelques sièges clés au sud scellera l’issue du scrutin, déterminant si la coalition de Berlusconi peut obtenir une majorité au parlement. Le refus du mouvement 5 étoiles de former une coalition avant le vote de dimanche signifie qu'il ne peut pas avoir sa propre majorité.

Depuis le début de la campagne, Di Maio a tout fait pour rassurer ceux qui s’inquiétaient de l’inexpérience de son mouvement jugé, par certains, incapable de gouverner. Pour convaincre, Rome et Turin étaient sensées lui servir de vitrines. Mais selon Andrea Rossi, de La Stampa, "loin d'être de solides arguments de campagne, les deux villes sont devenues un problème pour le mouvement".

Alors que Rome est au centre de la couverture médiatique, Turin se révèle être un cas plus révélateur. La maire 5 étoiles Virginia Raggi n’a pas brillé à Rome mais s'est finalement inscrite dans la continuité de ses prédécesseurs dans cette ville jugée ingouvernable. Turin, au contraire, a toujours été considérée comme une municipalité bien gérée dotée d'une bureaucratie efficace. Or, soutient Rossi, le bilan du mouvement 5 étoiles dans la capitale du Piémont est jusqu'à présent un échec accablant.

“Ce n’est pas tant qu’ils administrent mal, mais qu’ils n’administrent pas du tout, juge-t-il, dénonçant la “paralysie” qui s’est emparée de la ville. “Ils n’ont tout simplement ni la capacité, ni l’expérience requise pour gérer une grande ville comme Turin   ; pour cela il faut, au minimum, comprendre le fonctionnement d’une administration publique,” ajoute-t-il.

“Au moins, ils n’ont rien volé”

Après la victoire surprise de Chiara Appendino en 2016, la perception de sa gestion de la municipalité de Turin a changé de façon spectaculaire dans les dix-neuf mois qui ont suivi. Assidue et peu tapageuse, à la mode de Turin, Appendino a pris un bon départ, arrivant même, à la fin de sa première année de mandat, en tête du classement des maires les plus populaires d'Italie. Mais sa chance a tourné en virant au pire, en juin dernier, lorsqu’une femme est morte et que 1   500 personnes ont été blessées lors d’une bousculade à une projection en plein air de la finale de football de la Ligue des Champions, à laquelle participait la Juventus. La maire fait partie des 20 personnes visées par une enquête pour négligence.

D'autres promesses phares ont été abandonnées, comme cet engagement à stopper la propagation des supermarchés qui éradiquent les petits commerces tels que celui de Maria. Au lieu de cela, l'administration Appendino a déjà donné son feu vert à davantage de supermarchés que son prédécesseur en cinq ans.

Plus dommageable pour le mouvement 5 étoiles, nombre d’habitants des quartiers périphériques les plus pauvres de Turin estiment qu’Appendino n'a rien fait pour remédier à la fracture sociale sur laquelle elle avait fondé sa campagne. "Il suffit d’écouter les gens parler pour constater que la déception est énorme", raconte le propriétaire d'un bar de via Cervino, dans le nord de Turin, qui a voté à deux reprises pour le mouvement mais ne le fera plus. "A part les vélos qui rouillent dans la rue, ils n'ont rien fait pour les banlieues", ajoute-t-il.

Dans les circonscriptions de Turin, les derniers sondages indiquent que les candidats 5 étoiles en lice pour les législatives font actuellement la course derrière la droite et la gauche. Ce revirement des électeurs illustre bien les difficultés auxquelles fait face le Mouvement 5 étoiles une fois au pouvoir. Pour l’heure, le M5S continue "à capter tous les gens qui sont en colère, pour différentes raisons", explique Andrea Rossi. "C'est positif lorsqu’on est dans l'opposition, mais pas quand on est au pouvoir", ajoute-t-il. Bonne nouvelle, toutefois, pour le Mouvement 5 étoiles, avant le scrutin de dimanche : il y a encore, en Italie, des millions de personnes très en colère toutes disposées à un vote de protestation - et à opter pour ce qu'ils ne connaissent pas encore.

Dans la crèmerie de Maria, le scrutin à venir a déclenché une dispute entre la commerçante et un de ses clients réguliers, Giuseppina Sette. Pour Maria, le M5S a démontré qu'il était " aussi inutile que les autres partis " . "Au moins, ils n'ont rien volé", a rétorqué le retraité, qui votera pour le parti de Di Maio parce que "les choses doivent changer dans ce pays". Un point de vue partagé par Katia Cislaghi, 47 ans, une épicière du quartier qui réfléchit encore à son vote. Son scénario idéal   : que le Mouvement 5 étoiles accepte une coalition. " Ils ont de bonnes idées, mais ils ont besoin d'un partenaire plus expérimenté", dit-elle. "C'est la seule chose que nous n'avons pas encore essayée."