Alors qu'on résume souvent (à tort) la jeune génération à ses punchlines infantiles sur Twitter et autres forums, certains revendiquent leur liberté d'expression à voix haute dans des battles de rap ou des concours d'éloquence.
Samedi 18 novembre. 20h45. Dans un Bataclan presque complet, RES Turner soulève son trophée. À 34 ans, le double champion du monde d’improvisation rap vient de remporter la première édition de la compétition Red Bull Dernier Mot à l’issue d’une finale de haute volée contre Fleyo. Pendant plus de deux heures ce soir-là, seize candidats – tous des hommes – se sont affrontés sur la scène dans un battle de rap en impro, adapté du format Red Bull Batalla De Los Gallos où rivalisent les meilleurs MCs hispanophones depuis plus de dix ans.
Au son d’un beat hip-hop, et avec des contraintes de temps et de mots ou d’expressions (parfois biscornues) à placer, chacun y est allé de sa punchline plus ou moins bien sentie. "Franchement tu le sais, t’es mon bro, t’es mon zinc mais tu ressembles à Ribery dans PES 5", lâche Fleyo sous les applaudissements du public. "T’as parlé de foot ? Poto je vais me balader. T’as parlé de Ribéry ? Ça tombe bien parce que je vais te balafrer", crache en retour RES Turner. Ça clashe physique, meuf ou même véganisme, mais toujours dans une ambiance franchement bon enfant.
Si l’exercice de la battle de rap est loin d’être nouveau – Eminem le racontait dans "8 Mile" en 2002 et les Rap Contenders français continuent de faire des millions de vues sur YouTube sept ans après leur création – l’événement Red Bull Dernier Mot et ses quelque 5 000 candidats prouvent que les joutes oratoires de la Grèce antique ont encore toute leur importance en 2017. À l’heure où le dialogue social est en crise, la nouvelle génération a plus que jamais besoin et envie de donner de la voix.
"Personne ne s'écoute réellement"
"On est dans une ère de réseaux, et le côté positif c’est que tout le monde parle. Mais personne ne s’écoute réellement. À travers la culture de l’écran, on a réduit les zones où on peut se confronter, parler de la société et interagir", analyse pour Mashable FR Stéphane de Freitas, membre du jury de Red Bull Dernier Mot. Aujourd’hui réalisateur, c’est lui qui a fondé le concours Eloquentia à l’université de Saint-Denis pour aider les jeunes de banlieue à "formuler leurs rêves".
Le rap, une voie d'expression parmi d'autres
"La jeune génération a soif de s’exprimer. La force du rap, c’est que c’est avant tout une prise parole. Et cela répond à cette génération qui se lève. En fait, le rap est un bon thermomètre de ce qu’il se passe dans notre société, des mots et des maux de notre génération", poursuit Stéphane de Freitas. Pour le rappeur franco-congolais Youssoupha, qui manie les rimes au micro depuis plus de 15 ans, l’exercice brut et spontané de la battle de rap rappelle l’essence même de ce style musical : "Ça allie un souci de performance, de musicalité, d’argumentation face à ses contradicteurs. Ce sont pas mal de choses que la culture hip hop, qui a longtemps été stigmatisée ou méprisée, aime affirmer : montrer qu’on est brillant, qu’on a de la répartie, qu’on a de la tchatche, montrer qu’on peut être profond mais qu’on peut aussi être léger."
Et cette envie de prendre la parole ne se limite pas au rap. Si les seize finalistes de Red Bull Dernier Mot étaient tous MCs, la compétition était ouverte à toutes les formes d’expression (rappeurs, slameurs, plaideurs, comédiens) avec "pour seul dénominateur commun, l’art d’avoir le dernier mot". Un principe qui rappelle forcément le concours d’éloquence créé par Stéphane de Freitas et dont le grand public a découvert l’existence à travers le superbe documentaire "À voix haute" diffusé sur France 2. Le film "Le Brio", réalisé par Yvan Attal et porté par Camélia Jordana, qui sort en salles le 22 novembre a d’ailleurs l'air d'en être largement inspiré.
"Faire entendre des discours divergents"
Chaque année depuis la création d’Eloquentia, des étudiants de l’université de Saint-Denis sont formés à l’exercice de la rhétorique par des avocats, des slameurs et des metteurs en scène dans l’espoir d’être élu "le meilleur orateur du 93" par un jury dans lequel se sont glissés Édouard Baer, Kery James, Leïla Bekhti ou Youssoupha. Mais derrière la concurrence du concours, se cache surtout l’envie de donner confiance en soi à toute une génération pour qu’elle porte à voix haute "ses discours divergents sur la société".
"Prendre la parole ce n’est pas anodin. Pour moi l’éloquence ce n’est pas parler avec une patate chaude dans la bouche ou maîtriser la langue de Molière ou de Rabelais", décrit Stéphane de Freitas, "l’essentiel c’est de réussir à être en congruence. C’est-à-dire à intellectualiser ce que tu as dans le cœur, à structurer ta pensée à la défendre pour convaincre. Que ce soit en rap, en slam ou en alexandrin". Et de conclure : "Il faut réussir à formuler ses rêves pour qu’ils deviennent possibles. Une fois que c’est formulé, c’est là que l’action peut commencer."
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