Auteur d’une centaine de films, l’Afghan Salim Shaheen est inconnu de la cinéphilie mondiale. Mercredi sort dans les salles françaises "Nothingwood", documentaire consacré au bouillant cinéaste. Entretien avec sa réalisatrice, Sonia Kronlund.
Il a la fougue d’un Oliver Stone, la gouaille d’un Jean-Pierre Mocky et la productivité d’un Hong Sang-soo. Mais peu nombreux sont ceux qui, comme l’Afghan Salim Shaheen, peuvent se vanter d’avoir réalisé plus de 100 films. Cent-onze exactement. Sonia Kronlund, productrice et voix de la géniale émission de radio "Les Pieds sur terre", a suivi le tournage du dernier film, qui s’est déroulé à Bamiyan, ville martyre de l’ancien régime taliban. De cette expérience a priori journalistique, la reporter française a tiré "Nothingwood", un passionnant documentaire de cinéma sur le cinéma.
"Nothingwood" car, contrairement aux puissantes et influentes industries que sont Hollywood et Bollywood, le cinéma afghan fonctionne avec rien. Pas de financement, très peu de professionnels, encore moins de salles. Mais, comme partout, il existe un public. En Afghanistan, Salim Shaheen est une star. Sa silhouette bonhomme et ses films, sortes de polars vengeurs dopés aux séries Z indiennes, sont connus de tous. En particulier des classes populaires, très friandes de son cinéma "proche des gens".
La documentariste Sonia Kronlund nous raconte sa rencontre avec Salim Shaheen, revient sur les conditions du tournage et évoque l’Afghanistan d’aujourd’hui.
France 24 : Pourquoi avoir réalisé un documentaire sur Shaheen Salim ?
Sonia Kronlund : La première fois que je suis allée en Afghanistan, c’était en 2000, sous le régime des Taliban. Il était alors formellement interdit de prendre et d’afficher des photos représentant des êtres humains. Dans les lieux publics, les hôtels, il n’y avait pas de télévision, pas d’écran. Mais au fil de mon séjour, j’ai commencé à rencontrer des Taliban qui me demandaient de les photographier. Ils avaient ce besoin de montrer leur puissance. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose sur le rapport que les Afghans entretiennent avec les images. Des années plus tard, quand j’ai appris qu’un réalisateur afghan avait tourné une centaine de films, j’ai souhaité travailler avec lui.
Comment s’est passée votre première rencontre ?
Nous nous sommes rencontrés dans un restaurant de Kaboul, où il habite. J’avais apporté un cadeau pour son épouse, mais j’ai appris qu’il en avait deux… je n’avais pas l’air malin. Pour lui, j’avais amené un costume avec un nœud papillon. En lui les offrant, je lui ai dit : 'On va faire un film ensemble et on ira le présenter au Festival de Cannes !' Ce qui était assez gonflé de ma part car, à l’époque – c’était il y a quatre ans -, je n’avais pas l’ombre d’un financement. Mais, voilà, je me disais qu’il fallait l’impressionner. Sauf que lui n’avait pas la moindre idée de ce qu’était le Festival de Cannes. Il a toutefois accepté le projet, il était même ouvert à tout. Il voulait bien qu’on parle de tout, quelle que soit la manière. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas s’il comprenait ce qu’on voulait vraiment faire.
Comment s’est déroulé le tournage avec lui en Afghanistan ?
Cela a pris du temps avant de trouver la bonne manière d’aborder le personnage. Au départ, nous ne nous connaissions pas assez, il était dans le contrôle et avait cette fâcheuse tendance à regarder la caméra. Nous n’étions pas dans la spontanéité. Nous sommes allés le voir plusieurs fois à Kaboul puis nous avons eu l’idée de l’accompagner sur l’un de ses tournages à Bamiyan, dans le centre de l’Afghanistan, là où les Taliban ont détruit les statues monumentales de bouddhas. Là-bas, Salim n’était plus dans sa zone de confort alors que moi j’en retrouvais une, puisque c’est l’un des seuls endroits d’Afghanistan où je peux marcher seule dans la rue.
Vous-même apparaissez dans le documenatire aux côtés de Salim Shaheen. Pourquoi ce parti pris ?
Nous n’avons pas décidé cela tout de suite. Je savais que je serai présente dans le film mais uniquement par ma voix. J’avais ce réflexe de journaliste radio. Mais mon chef opérateur a rapidement commencé à me mettre dans le cadre et nous nous sommes aperçus que c’était une bonne idée. En montrant l’interaction entre nous, nous aidions le spectateur à entrer dans l’histoire et à se familiariser avec le personnage de Shaheen. Nous n’avons pas joué la comédie pour la caméra. En fait, nous nous comportions comme dans la vie, où chacun s’enferme un peu dans des rôles. Je suis de nature assez peureuse, et il m’arrivait d’être inquiète sur le tournage. Dans ces moments là, il se moquait de moi, et moi je me moquais de lui quand il faisait le gros bras, c’est devenu un jeu. Il jouait le brave mais, ceci dit, c’est vraiment un homme valeureux. Car le courage, c’est une question d’honneur en Afghanistan.
Dans l’une des premières séquences, Salim Shaheen raconte qu’il a failli faire une chute de cheval fatale durant un tournage. Il fanfaronne alors : "Le cinéma ou la mort !", comme les soldats qui, dans ses films, disent : "La patrie ou la mort !" Selon vous, Salim est-il un combattant ?
Oui, sans aucun doute. Il a d’ailleurs réalisé un film qui s’appelle "Plus fort que la mort". Il fait du cinéma avec ses copains pour défier la mort. L’Afghanistan est un pays en guerre depuis plus de 40 ans, où la mort vous frôle à tous les coins de rue. Sans cesse, on ne parle que de ça. Durant le tournage, Salim a appris la mort d’au moins deux ou trois proches…
"Nothingwood", c’est aussi un film sur l’enfance. Salim et ses équipes sont comme des enfants qui refusent de grandir et veulent continuer à jouer. Tout le monde se marre sur ses tournages : Salim, ses acteurs, les figurants… Quoi qu’on pense de la qualité de ses films, il se donne du plaisir et il donne du plaisir aux autres. Les gens adorent ses films car ils leur permettent d’oublier la guerre et la mort. Ils leur redonnent une certaine dignité.
Que racontent ses films ?
Ils racontent les gens du peuple. Cette grande partie de la population qui ne sait ni lire ni écrire mais se bat au quotidien. En un sens, ses films sont très politiquement corrects car toujours du bon côté : du côté du peuple contre les oppresseurs, des pauvres contre les riches. Il est un personnage populaire, qui fait un cinéma populaire, qui défend le peuple. Avec nos critères, on pourrait dire que c’est un homme de gauche, c’est le Ken Loach du cinéma afghan ! Le résultat n’est pas forcément toujours intéressant mais ses intentions et ce que cela procure chez les gens restent très forts.
Vous n’hésitez pas toutefois à montrer ses contradictions. Notamment avec les femmes : il en filme souvent mais refuse en revanche que ses deux épouses apparaissent dans votre documentaire ?
Oui, il est capable de dire qu’il défend le droit des femmes, mais les siennes ne sortent pas de la maison. Cela ne lui pose aucun problème. Salim vient d’une famille chiite de Kaboul, très traditionnelle. Il est le chef de la choura dans son quartier, il en est la star. La pression sociale en Afghanistan est énorme, et si tu es chef de clan, tu ne montres pas tes femmes.
Ceci dit, il réalise des films qui dénoncent la condition des femmes. Il en a consacré un à Farkhunda, cette jeune femme de Kaboul qui a été lynchée et brûlée pour un prétendu blasphème. Finalement, je me demande s’il ne vaut mieux pas faire des films sur la condition des femmes tout en enfermant ses femmes à la maison que de ne pas faire de films sur la condition des femmes tout en enfermant les siennes.
L’autre formidable personnage de "Nothingwood" est Qurban Ali, comédien efféminé qui interprète des rôles féminins au cinéma et à la télévision. Comment est-il perçu par la société afghane ? Ne s’expose-t-il pas à des représailles ?
Qurban a une épouse, des enfants mais il prend plaisir à s’habiller en femme. Comme Ed Wood, finalement. Il est accepté parce qu’il y a une petite tolérance. À l’époque des Taliban, il a quand même eu des problèmes. Et pas parce qu’il se déguisait en femme mais parce qu’il faisait du "kaftar bazy", qui sont des jeux d’argent avec des pigeons. C’était totalement interdit parce que ça se pratique sur les toits, et être sur les toits pour les Taliban, cela signifie que tu regardes ce qui se passe chez le voisin…
Existe-t-il d’autres cinéastes en Afghanistan ?
Il y en a quelques-uns qui font le même genre de films, mais des réalisateurs, dans le sens où l’entend, nous en Occident, il n'y en a plus. Ils sont tous partis. Siddiq Barmak, par exemple, l’auteur d’"Ossama", vit désormais en France… Salim, lui, ne quittera jamais l’Afghanistan parce qu’ailleurs, il ne serait plus personne.
Comment fait-il pour vivre de son cinéma ?
Salim n’est pas riche, il n’est pas pauvre non plus. Il possède des terrains qu’il vend à l’occasion pour financer ses films mais surtout les mariages de ses fils. Il se débrouille, en fait. Par exemple, il ne paie pas toujours ses acteurs. Ce sont eux qui paient pour jouer. Dans mon documentaire, il y en a un qui contribue au financement des films de Salim pour pouvoir y figurer. Il dit clairement qu’il ne regarde jamais de films mais qu’il veut être dedans. Pour devenir une star.
En fait, Salim paie seulement deux genres d’acteurs : les femmes, car, sinon, elles ne le feraient pas, et les méchants. Si ton personnage est un gentil, tu paies, si c'est un méchant, tu es payé.
Il faut savoir qu’économiquement, la situation est très difficile en Afghanistan. Les bailleurs de fonds ont pratiquement tous déserté, il y a un désintérêt mondial pour le pays. Pour être clair, tout le monde s’en fout.
Il est donc important pour vous que votre film et Salim Shaheen soit présents à Cannes…
J’espère en tout cas que ce sera l’occasion de parler de l’Afghanistan. Mais "Nothingland" est aussi un film sur le cinéma avec ce que cela a d’universel. À quoi ça sert le cinéma ? Pourquoi fait-on des films ?
Salim est lui aussi très heureux d’y être, il va faire le show. Tout ce qu’il veut, c’est rapporter un diplôme. C’est très important les diplômes en Afghanistan. Et s’il n’en a pas, il ne sera pas content.