logo

Cannes, jour 1 : un temps radieux et un temps qui nous échappe

C'est sous un soleil radieux que le 70e Festival de Cannes s'est ouvert mercredi, avec "Les Fantômes d'Ismaël" d'Arnaud Desplechin. Une œuvre complexe et foisonnante sur le temps et le poids de la culpabilité. De bon augure pour la suite.

Décidément, le temps n'est pas la chose que les Français gèrent le mieux en ce moment. Ceci dit, quand le premier d'entre eux - oui, oui, on parle bien du nouveau président de la République - ne respecte pas lui-même l'horaire de ses annonces, il ne faut pas s'attendre à des miracles de la part de ses concitoyens...

À l'Élysée comme à Cannes, c'est donc bien la maîtrise du temps qui semble faire défaut. Prenez la polémique Netflix, dont on a rapidement parlé ici, c'est bien une question de temps qui cristallise les tensions : la fameuse chronologie des médias.

Pour faire simple (car c’est un peu technique), rappelons que cette règle française impose un délai de quatre mois avant qu'un film sorti en salles puisse être mis à la location. La disposition, créée à l’origine pour éviter une désertion des salles obscures, est aujourd’hui jugée obsolète par nombre de professionnels du cinéma. Au premier rang desquels le groupe américain Netflix, qui attend de la France qu'elle révise sa réglementation afin qu’il puisse sortir ses productions simultanément en salles et sur sa plate-forme de vidéo à la demande (comme cela se fait dans la plupart des autres pays). Sur ce genre de question qui touche à l’exception culturelle française, le changement n’est pas toujours pour maintenant. À moins que la présidence Macron n’accélère le dossier. Tout est question de temps, donc.

Mais venons-en à la sélection officielle où, ici aussi, le temps joue des mauvais tours aux festivaliers (pas la météo, hein, il fait très beau sur la Côte d’Azur). Appelé à ouvrir ce mercredi 17 mai le 70e Festival de Cannes, "Les Fantômes d’Ismaël" d'Arnaud Desplechin (hors compétition) s’est retrouvé au cœur d’une petite polémique cinéphile. La cause : la durée du film, qui a été tronquée d’une vingtaine de minutes pour sa présentation sur la Croisette (1 h 54 au lieu de 2 h 14). La version longue – donc la vraie – sera, elle, projetée en exclusivité dans une salle… parisienne. Pour l’heure, on ignore la raison de ce rétrécissement, mais la colère gronde chez les journalistes. "Que le plus grand Festival du monde, célébrant en grande pompe cette année son âge respectable, choisisse pour son ouverture de ne pas montrer le film d’un des cinéastes les plus admirés d’aujourd’hui tel que celui-ci l'a voulu, est complètement inexplicable", déplore le critique Jean-Michel Frodon sur Slate.fr.

La décision de projeter la version courte des "Fantômes d’Ismaël" est d'autant plus regrettable que nous aurions bien pris une louche de ces minutes manquantes. Pour être clair, le nouveau long-métrage d’Arnaud Desplechin ouvre superbement la quinzaine. Le film est beau, troublant, bouleversant, drôle aussi. Très drôle même. L’histoire – si on considère qu’il n’y en a qu’une – est celle d'Ismaël (Mathieu Amalric), cinéaste cyclothymique dont l’épouse Carlotta (Marion Cotillard) refait surface 21 ans après sa soudaine disparition. Problème : Ismaël, qui peine à faire le deuil de sa relation passée, essaie de se reconstruire auprès de Sylvia (Charlotte Gainsbourg). On vous voit ricaner devant ce "pitch", dont seul le cinéma d’auteur parisiano-intello-torturé est capable. On vous dit "stop".

D’abord parce qu’Arnaud Desplechin a beau être intello et torturé, il n’est pas parisien : il est de Roubaix. Et toc ! Ensuite, parce que son film évolue en terrain connu, ceux déjà traversés par Hitchcock (le clin d’œil à "Sueurs froides" est clairement assumé) et Truffaut (pour le côté autofictionnel du cinéaste et son double de cinéma), deux références dont le réalisateur se réclame volontiers. Enfin, parce que la mise en scène virevoltante des "Fantômes d'Ismaël" est à mille lieues des postures empesées du caricatural cinéma d’auteur hexagonal.

Conte romantique brinquebalé entre l’autobiographie et le thriller, le film d’ouverture de cette édition 2017 est une œuvre complexe, foisonnante et érudite, construite à la manière d’un puzzle où fiction et réel s’entrechoquent joyeusement. Il y est question d’amour, bien sûr, d’absence, d’attente, de chagrin, de deuil, d’obsession, de pardon, de filiation (on croirait le sommaire des "Fragments du discours amoureux" de Roland Barthes), mais aussi d’espionnage, d’agent double, de faux semblant, d’intrigues diplomatiques (un moment, le film se passe dans une prison du Tadjikistan, on s’imaginerait presque dans un James Bond).

Arnaud Desplechin a cette capacité de montrer toujours plus que ce qu’il impose à l’écran. Pour le dire pompeusement, il filme au-delà (et pas seulement l'au-delà, puisqu’il est question de fantômes). Le rythme qu’il impose, passant sans crier gare d’une séquence à l’autre, d’une temporalité à l’autre, cette façon que le récit a d’être partout à la fois (dans le passé, le présent, le futur, à Paris, au bord de mer, au Tadjikistan…) font des "Fantômes d’Ismaël" un merveilleux film sur l’imperceptibilité du temps, le poids de la culpabilité et la quête d’un bonheur insaisissable. "Le présent, c’est de la merde", dit Ismaël lors d’une de ses homériques colères. Tout est dit.

Oui, c’est vrai, le présent, c’est de la merde. La preuve : nous, on est déjà en train de regarder demain, deuxième jour du Festival. "Jupiter's Moon" fera son entrée en compétition. L’histoire de ce drame signé du Hongrois Kornél Mundruzcó est l’une des plus intrigantes de la quinzaine : alors qu’il tente de passer la frontière hongroise, Ayran, un jeune migrant, découvre qu’il est doté du pouvoir de léviter… On a hâte.