envoyée spéciale à Libourne – En France, les catholiques pratiquants, qui sont de moins en moins nombreux, votent traditionnellement à droite. Aujourd'hui, certains ne cachent plus leur intérêt pour les candidats d'extrême droite. Immersion auprès de fidèles à Libourne.
Sur la place Saint-Jean, dans le centre-ville de Libourne, le soleil illumine l'église Saint-Jean-Baptiste, un imposant édifice gothique qui peut accueillir jusqu’à un millier de fidèles. À quelques encablures de là, François et Anne-Lise, 52 et 54 ans, tiennent une entreprise d'informatique au premier étage de leur maison bourgeoise. Signe particulier : les six salariés de cette petite société se définissent tous comme des "catholiques pratiquants". "Plus un hasard qu'un critère de recrutement", se défend spontanément le chef d’entreprise.
Tous les midis, les employés peuvent se retrouver au rez-de-chaussée pour déjeuner. Ce jour-là, à trois semaines du premier tour de la présidentielle, François et Anne-Lise ainsi que leur associé, Gaspard, 35 ans, partagent le même repas. Comme chaque jour, ils prennent le temps de réciter le bénédicité, la prière de bénédiction avant le repas. "Le Christ, c'est ma vie", affirme naturellement François. Ces trois fervents pratiquants font partie des 1,8 % des messalisants, ces Français qui vont à l’église une fois par semaine. "Pour autant, je ne place pas la religion au premier plan dans mes relations professionnelles ou personnelles, je ne cherche pas à heurter mes interlocuteurs", nuance le chef d’entreprise.
"En politique, les candidats à la présidentielle devraient faire pareil" et ne pas aller sur le terrain de la religion, rebondit Gaspard qui n’apprécie guère ce mélange des genres. "Un candidat n’a pas à s’impliquer sur les questions relatives au droit à la vie", tranche-t-il en citant la formule biblique justifiant traditionnellement la séparation des pouvoirs temporel et spirituel : "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". Les prétendants à l'Élysée devraient, selon lui, uniquement se focaliser "sur la gestion économique du pays". "Ceux qui veulent toucher à la GPA, à l'euthanasie ou encore à la liberté de conscience, font fausse route avec nous, les catholiques", jure Gaspard.
Pour ce père de deux enfants, le choix du candidat est guidé par la question de l'emploi. "Sans emploi, un foyer peut perdre son équilibre", commente celui pour qui "la famille constitue la base de la société". Le 23 avril, Gaspard votera pour François Fillon, "celui qui présente la politique de l’emploi la plus réaliste". "Il faut que les entreprises aient les capacités de recruter. Or, dès qu’une société grossit, elle se retrouve aussi prise à la gorge par les charges patronales."
"Depuis la Manif pour tous, l’opinion catholique est plus affirmée"
Même son de cloche pour sa collègue Anne-Lise, qui déplore le manque de souplesse pour licencier aujourd’hui alors que leur entreprise est soumise à des pics d’activité plusieurs fois dans l’année. Pour pouvoir rester compétitifs et rivaliser avec leurs homologues européens, les associés comptent sur François Fillon et ses promesses de réduction des cotisations patronales pour les PME et d’assouplissement des règles de protection des employés, en particulier sur le licenciement économique.
François, lui, ne votera pas car cet Allemand qui vit en France depuis 25 ans ne souhaite pas demander la citoyenneté française. S’il pouvait, il voterait aussi François Fillon car, en Européen convaincu, il "ne souhaiterait pour rien au monde voir la France sortir de l’Union européenne", comme l'envisage Marine Le Pen, dont la candidature "l'inquiète sérieusement".
Ces trois paroissiens libournais, qui ont participé à la Manif pour tous en 2012, s’inscrivent dans la pure tradition du vote catholique. Selon un sondage exclusif Ifop pour l’hebdomadaire Famille chrétienne paru en janvier dernier, 50 % des catholiques pratiquants se disent prêts à voter pour le candidat Les Républicains dès le premier tour de l’élection présidentielle. "Afin de disposer d'un échantillon représentatif pour l'enquête, le spectre a été élargi à des croyants moins engagés dans la foi", précise l’historien Jean-Luc Pouthier, fondateur du Centre d’étude du fait religieux contemporain (Cefrelco). En réalité, seuls 17 % des personnes interrogées se sont déclarées comme étant de fervents pratiquants.
François Fillon a-t-il eu raison de se revendiquer comme "chrétien" pour capter les voix de cette frange de la population ? "Ce n’est pas la première fois qu’un candidat se réclame du catholicisme, indique Jean-Luc Pouthier. Mais ce qui a changé, c'est que cet électorat de moins en moins nombreux est aujourd'hui décomplexé car la Manif pour tous leur a permis de faire entendre sa voix, via des groupes comme Sens commun. L’opinion catholique est désormais plus affirmée."
Cela implique-t-il que les catholiques soient fidèles au candidat Fillon pour le meilleur et pour le pire ? Les mises en examen du couple Fillon n'ont manifestement pas remis en question leur choix. Presque blasé par les affaires de corruption en politique, Gaspard, qui reconnaît "voter pour le moins pire", soupire : "Ça fait longtemps qu’on sait que les hommes politiques ne sont pas exemplaires. Alors une affaire de plus ou de moins..." Et d’ajouter : "De tous, il reste le candidat avec la meilleure posture pour exister au niveau diplomatique face à la Russie et aux États-Unis".
Bien plus à l'est de l'église Saint-Jean-Baptiste, dans "la rue des cathos", comme l'appellent certains fidèles, trois couples d’amis sont réunis dans la maison d’Alexandre, 39 ans, et Suzanne, 40 ans, où chaque pièce arbore fièrement une icône de Jésus et le frigo, un magnet Jean-Paul II. "Les médias nous définissent comme des ultras, nous on se dit juste 'cathos'", précise d'entrée un des trois couples, Damien, 44 ans, et son épouse Isabelle, enceinte à 31 ans de leur sixième enfant. Tous balaient d’un revers de main la candidature de François Fillon. Selon eux, il a "perdu toute crédibilité depuis sa mise en examen" dans les affaires d’emplois fictifs présumés.
Avec son épouse Pauline, 29 ans, Marin, 34 ans, avait un temps songé à voter pour le Sarthois avant de se rétracter en raison de sa mise en examen et de ses affaires de costumes à 48 000 euros. "Il se dit chrétien mais il ne s'est pas mobilisé pour la Manif pour tous et il n'était pas non plus à l'Assemblée nationale lors du vote sur le délit d'entrave à l'IVG", surenchérit l’ingénieur informatique. Ils ont pris des sanctions en 2014 et 2015 : pour les élections municipales et européennes, ils ont voté Marine Le Pen, pourtant favorable à l'IVG.
"Excédé par la politique spectacle"
Pour expliquer ce virage vers l’extrême droite, Marin pointe du doigt "la politique spectacle qui [l']excède". Il se déclare aujourd'hui "en rébellion contre les médias qui font l'élection à notre place". "On a l’impression qu’ils choisissent pour nous les candidats à élire", vitupère-t-il en ciblant Emmanuel Macron. Une illustration criante, selon lui : TF1 n'a pas invité les six "petits candidats" lors du débat du 20 mars, privilégiant les cinq prétendants dotés des plus gros scores dans les sondages. "C'est honteux alors qu'ils se sont battus pendant deux ans pour récolter leurs 500 signatures !", lâche-t-il.
Pour ces familles qui se sont construites autour du message de l’Évangile ("selon lequel il faut accueillir le pauvre"), la question des migrants suscite un intérêt particulier. Surtout que leur paroisse s'est mobilisée pour accueillir une famille irakienne. "Un ancien presbytère a été rénové pour accueillir une famille et les démarches administratives ont été faites auprès des ambassades irakiennes pour les faire venir, explique Marin. Cela fait dix mois que les papiers sont bloqués." Résultat : la famille est coincée en Jordanie. "Pendant ce temps, poursuit-il, d'autres entrent illégalement sur le territoire." Il dénonce un "décalage entre le discours charitable des hommes politiques et la réalité de l'administration qui retarde tout".
Face à ce constat, Damien pointe du doigt la politique européenne qui "n'est pas empreinte de sagesse sur ce sujet". "Les portes sont grandes ouvertes alors qu'il n'y pas forcément de contrôle pour savoir qui vient", ajoute-t-il. Selon lui, la priorité revient aux victimes du conflit en Syrie et en Irak, "mais on a l'impression qu'ils ne sont pas les plus majoritaires". En France, le droit d'asile est en priorité accordé aux Syriens, aux Russes et aux Sri Lankais, selon les données d’Eurostat de 2014.
Pour Isabelle, une seule candidate est en mesure d’agir "pour maîtriser les frontières" : Marine Le Pen. La candidate du Front national propose de plafonner le nombre d'immigrés à 10 000 par an. "Il faut stopper l'afflux de migrants pour prendre le temps d'évaluer notre capacité d'accueil et mieux les accueillir", affirme cette mère au foyer.
Elle rejoint également Marine Le Pen sur la sortie de la France de l’Union européenne. En cas de victoire, la prétendante à l'Élysée organisera un référendum sur cette question. La mère de famille nombreuse, qui n'avait jamais été attirée par l'extrême droite auparavant, parle d'un vote de conviction pour cette candidate qu'elle dit "admirer intellectuellement". "Je la trouve courageuse car elle veut redonner à la France sa grandeur", souligne-t-elle. Son époux acquiesce, tout en se dédouanant : "L'extrême droite d'aujourd'hui correspond à la droite il y a vingt-cinq ans".
Ces intentions de vote viennent corroborer "l'idée d'une évolution du vote catholique, traditionnellement acquis à la droite pour 85 % d'entre eux”, note Jean-Luc Pouthier, ancien conseiller culturel auprès de l'ambassadeur de France au Vatican. "Si pendant plusieurs années, les catholiques pratiquants ne votaient pas pour l'extrême droite, ils sont 25 % à le faire aujourd’hui, poursuit-il. Le verrou du vote FN a sauté."
Pour Alexandre, culturellement ancré à gauche de l'échiquier politique, voter FN reste inconcevable. "J'ai grandi dans l'opposition au Front national", explique-t-il. Pourtant, l’idée d’un "Frexit" le séduit. En tant que directeur d'association, ce père de famille déplore "la complexité du fonds social européen". Celui qui se dit soucieux d'un idéal de justice sociale pour "faire vivre cette France black-blanc-beur" s'est donc tourné vers "le seul qui propose clairement une sortie de l’Union européenne, condition préalable à toute réforme sociale" : François Asselineau.
"Il connaît les institutions, il est très pointu sur les questions internationales, il a compris qu'avec son histoire, la France a plus à partager avec le Maghreb qu'avec la Lituanie ou la Roumanie", détaille-t-il. Et surtout : "Il me séduit car il prend le temps d’expliquer. Avec ma sensibilité de gauche, je pense qu’il peut fédérer dans les deux camps". Marin, 34 ans, n’est pas non plus indifférent au candidat de l’Union populaire républicaine (UPR), crédité entre 0,5 % et 1 % des intentions de vote dans les sondages. "C'est le seul qui va vraiment au fond des choses." Il regrette toutefois que les médias ne lui donnent la place qu'il mérite : "Ils ne l’invitent pas aux heures de grande écoute".
Place Saint-Jean, à l'accueil de la paroisse, une des dernières religieuses du diocèse, Nicole, 75 ans, parle politique sans tabou : "J'ai jamais vu une cacophonie pareille dans une campagne présidentielle. Mais pour moi, les médias en font trop sur François Fillon. Qu'ils se penchent sur des gens plus intéressants, affirme-t-elle sans détour. Tenez par exemple, on ne parle pas assez des pauvres !", regrette cette ancienne enseignante de formation.
Nicole votera Jean-Luc Mélenchon "pour que l’Europe résiste", mais aussi pour "tourner la page et passer à la VIe République”, poursuit-elle. Mais elle conclut sans optimisme : "Reste surtout à prier pour que le Saint-Esprit inspire un humaniste".