Elles sont féministes, activistes, et dénoncent l’entre-soi masculin qu’elles observent dans le monde de la culture. Les outils visuels de La Barbe et de leurs sœurs aînées, les Guerrilla Girls, sont exposées dans une galerie à Paris.
"Qu’avons-nous en commun ? Le poil !", s’amusent les Guerrilla Girls et les activistes de La Barbe. Les unes portent de grands masques de gorille poilu. Les autres arborent des barbes postiches. Elles sont velues, anonymes, activistes féministes, et ont pour mode d’action d’interpeller les cénacles où les femmes ont un mal fou à se faire une place et où le poil viril est roi : le monde de l’art, notamment. Les Guerrilla Girls, ce mouvement américain né il y a 30 ans, et La Barbe, un collectif français surgi il y a 8 ans, n’ont pas seulement développé une fraternité – ou plutôt une sororité – du poil. Ironie et dérision, détournement de slogans et de visuels, phrases choc et chiffres à l’appui, les modes opératoires des deux groupes ont beaucoup en commun. Ils exposent leurs visuels, pancartes et actions militantes à la galerie Michèle Didier, à Paris
Que ce soit à New York au MoMA (le prestigieux musée d’art moderne), devant les dirigeants du théâtre de l’Odéon à Paris ou sur le tapis rouge du festival de Cannes, les lieux culturels ciblés par ces activistes sont emblématiques. "La Barbe, comme nous, travaille en collectif et de façon anonyme", expliquent "Frida Kahlo" et "Käthe Kollwitz", les fondatrices des Guerrilla Girls, qui empruntent leurs pseudonymes à des femmes peintres. "Nous affûtons chacune des stratégies créatives, des happenings que nous voulons inoubliables, pour transformer notre société".
Guerrilla Girls
Les Guerrilla Girls sont les pionnières. Leur première action date de 1985, en réaction à une exposition au MoMA, intitulée "An International Survey of Recent Painting and Sculpture" (Rétrospective internationale de peinture et sculpture contemporaine), dont l’ambition était d’exposer les plus grands noms de l’art contemporain. Le choix des conservateurs du musée s’était porté vers le travail de 169 artistes, dont seulement 13 femmes. Ulcérées par cette exposition, les Guerrilla Girls - pour la plupart des artistes plasticiennes - ont manifesté devant le musée, tapissé les murs new-yorkais de leurs affiches, conçues en clin d’œil à l’histoire de l’art : détournement de l’Olympia d’Edouard Manet, écriture manuscrite proche de celle de Niki de Saint-Phalle… et fait irruption dans des colloques affublées d'un masque de gorille. Ce déguisement leur permet de "bouleverser les codes de la séduction, revendiquer le droit aux poils pour les femmes, et renvoyer une forme de sauvagerie, éloignée de la bienséance qui commande de rester à sa place", analyse l’historienne de l’art Fabienne Dumont.
Leurs visuels sont devenus viraux et ont acquis le statut d’œuvres d’art en tant que telles : leurs affiches ont été achetées par les plus grands musées d’art contemporain, que ce soit le Centre Pompidou ou le MoMA. A la fois artistes et activistes, critiques et actrices du marché de l’art contemporain, ce paradoxe des Guerrilla Girls peut parfois surprendre. Mais ces femmes n’oublient jamais d’ajouter le grain de sable qui fera grincer l’énorme machinerie de l’art contemporain. Elles vont ainsi investir, au mois d’octobre prochain, la très officielle Whitechapel Gallery à Londres, une galerie financée par des fonds publics. Elles publieront, à cette occasion, les résultats d’une étude menée auprès de 400 musées et galeries à travers le monde, à qui elles ont envoyé un questionnaire pour savoir combien de femmes ont été exposées dans ces lieux de culture. Les réponses de la centaine de musées qui a daigné remplir le questionnaire seront affichées sur les murs. Les autres musées qui n’ont pas donné suite – plus de 300 – auront leur nom écrit sur le sol, "pour que les visiteurs leur marchent dessus", prévoient "Frida Kahlo" et "Käthe Kollwitz". Dans ce même espace, les Guerrilla Girls ouvriront aussi un "comptoir des plaintes". Le résultat risque de faire rire jaune plus d’un dirigeant de lieu culturel.
La Barbe
Le mouvement de La Barbe, lui, date de 2008. L’esthétique – les affiches en noir et blanc, les vidéos muettes en couleur sépia, la posture virile, menton relevé – puise dans l’imagerie de la IIIe République, au temps où les hommes à la barbe bien taillée détenaient seuls le pouvoir. L’ironie est poussée plus loin que les Guerrilla Girls : les "barbues" s’introduisent par surprise dans des séminaires d'entreprise, des colloques ou des festivals, félicitent les hommes pour leur entre-soi et brandissent des panneaux où l'on peut lire : "Que le meilleur continue à gagner !", "À Cannes, les femmes montrent leurs bobines, les hommes leurs films", ou tout simplement, "La barbe !".
"La femme à barbe est une imagerie inscrite dans les histoires de l’art féministe, note Fabienne Dumont. Prenez le travail de la photographe Zoe Leonard, mettant en scène une Marilyn Monroe barbue en 1995".
C’est la première fois que les outils de militantisme de La Barbe sont exposés dans une galerie d’art et considérés comme des œuvres à part entière. Contrairement aux Guerrilla Girls, peu de "barbues" revendiquent le statut d’artiste. "Nous n’entrons pas sur le marché de l’art, les barbes que nous vendons sont à 10 euros, nous restons des activistes avant tout", explique une photographe du groupe. "Mais nos actions elles-mêmes sont des œuvres d’art : nous montrons l’invisibilité des femmes dans les lieux de pouvoir".
Les barbues, elles aussi, ont fait des comptes : l’argent public sert à financer 85 % d’artistes plasticiens masculins, d’après leurs calculs. "Ce chiffre n’évolue pas", rapporte l'une d'entre elles. "On nous oppose souvent l’argument que seul le talent compte. C’est comme si ces dirigeants ne prennent pas conscience des freins qui les empêchent d’accorder de la place et de la valeur aux femmes. Faire bouger les lignes, brouiller les codes, demande encore de l’énergie."
Exposition The Guerrilla Girls et la Barbe, du 9 septembre au 12 novembre 2016, à la galerie MFC-Michèle Didier, 66 rue Notre-Dame de Nazareth, 75003 Paris.
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