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Turquie : naturaliser les réfugiés syriens, le calcul stratégique d’Erdogan

Recep Tayyip Erdogan a annoncé cette semaine l'éventuelle naturalisation des réfugiés syriens vivant en Turquie, suscitant la polémique. Pour le président turc, il s’agit d’une stratégie politique. Explications.

Naturaliser les réfugiés syriens. En jetant ce pavé dans la mare, Recep Tayyip Erdogan a surpris tout le monde. Si la nouvelle a ravi les premiers intéressés, les Syriens, elle a suscité une vive controverse en Turquie, rapidement relayée sur les réseaux sociaux. Effet prévisible, quand on sait que le pays a accueilli environ 2,7 millions de Syriens qui ont fui la guerre civile depuis 2011.

Officiellement, l’homme fort d’Ankara a expliqué qu’il souhaitait "profiter des compétences" des Syriens installés dans son pays, à l’image des "pays occidentaux qui ouvrent leurs portes à de tels individus qualifiés". "Il y a des individus hautement qualifiés parmi les réfugiés syriens en Turquie. Leur accorder la nationalité turque servirait les intérêts de la Turquie et améliorerait leur niveau de vie", a ainsi déclaré mardi 5 juillet Recep Tayyip Erdogan après avoir prié dans une mosquée d'Istanbul, au début de la fête de l'Aïd el Fitr, qui marque la fin du ramadan.

Des propos anti-réfugiés et xénophobes ont aussitôt fleuri et le hashtag turc éloquent #ülkemdeSuriyeliistemiyoru (#JeneveuxpasdeSyriensdansmonpays) a fait son apparition sur Twitter. Seuls 10 % environ de Syriens présents en Turquie vivent dans des camps près de la frontière. Les autres sont installés dans les villes et se battent pour s'intégrer à la société et au marché du travail.

"La Turquie cherche à tirer profit d’une situation qui s’impose à elle"

Jusqu’à présent, Ankara leur refusait le statut juridique de réfugiés, préférant les considérer comme des "invités". Un grand écart que n’ont pas manqué de relever nombre d’observateurs. "Les Syriens, qui n’ont même pas été reconnus en tant que réfugiés en Turquie depuis des années, se voient maintenant offrir la nationalité. Très suspect", a notamment relevé l’éditorialiste turc Mustafa Edib Yilmaz dans un tweet.

Syrians, not even recognized as refugees for years in Turkey, are suddenly offered full citizenship. Very suspicious https://t.co/y9Tsb6CU5T

— Mustafa Edib Yılmaz (@MustafaEdib) 2 juillet 2016

L’initiative n’est toutefois pas si surprenante selon Jean Marcou, spécialiste de la Turquie et professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble. "La Turquie cherche à tirer profit de cette immigration car elle n’a pas tellement d’autre choix", explique-t-il à France 24. "Les études montrent qu’au mieux 25 % des réfugiés pourraient renter un jour en Syrie, mais que les autres vont rester de toute façon. Les autorités savent qu’elle n’ont plus qu'à prendre acte d'une situation qui s'impose à elles", poursuit-il.

Sans compter qu’une telle initiative est un message en forme de pied de nez envoyé à l’Union européenne, puisqu’elle survient quelques mois après l’accord négocié entre Bruxelles et Ankara visant à réduire le flux de migrants. Erdogan "redore ainsi son blason" aux yeux de la communauté internationale" en consacrant la Turquie comme un pays d'immigration", à l’heure où l’Occident, lui, cherche plutôt à fermer la porte aux réfugiés.

Intérêt politique et économique

Mais il ne s’agit bien évidemment pas de faire une fleur aux réfugiés syriens. Le jeu pourrait en valoir la chandelle pour Erdogan, qui risque se heurter à de vives résistances au sein de la population.

Le premier avantage que présente la naturalisation des Syriens est économique. Si la Turquie s’est longtemps vantée par le passé d’avoir une population jeune, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le taux de natalité du pays est en effet devenu faible et comparable à celui de la France.

"Erdogan n’a de cesse de répéter qu’il souhaiterait que les femmes turques aient au moins trois enfants. En vain. En ce sens, les réfugiés syriens, qui sont des familles en majorité, ne présentent pas que des inconvénients : ils peuvent soutenir l’économie turque et dynamiser certaines zones du pays en ouvrant commerces et entreprises", explique Jean Marcou, soulignant que pour les Syriens à même d’investir, la Turquie, avec son ouverture vers l’Europe, est un pays attractif.

Naturaliser les Syriens pourrait en outre servir les intérêts politiques d’Erdogan, qui y voit un vivier potentiel de voix en cas de scrutin. "Les Syriens qui sont partis vers l’Europe pratiquaient pour la plupart un islam modéré, alors que ceux qui sont restés en Turquie sont en grande majorité des sunnites originaires des zones rurales de Syrie, qui pourraient être séduits par le vote AKP [parti conservateur d’Erdogan]", explique Jean Marcou.

Or ces votes, Erdogan, aux rênes de la Turquie depuis 2002, d'abord comme Premier ministre puis comme premier président élu au suffrage universel en 2014, en a besoin. Accusé d’autoritarisme par ses détracteurs, il souhaite renforcer ses prérogatives par une modification de la Constitution, un projet qui suscite la farouche hostilité d'une partie de l'opinion publique et de toute l'opposition au Parlement.