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Conflit entre le PKK et Ankara : "La Turquie risque de finir comme la Syrie"

Les forces turques et les combattants indépendantistes du PKK se livrent une guerre à huis clos depuis le mois d’août dans plusieurs villes de l’est de la Turquie, région à majorité kurde. Les civils en payent le prix fort.

L’heure est au règlement de compte. Dimanche 13 mars, une voiture piégée a explosé contre un bus municipal dans le quartier très fréquenté de Kizilay, à Ankara, tuant au moins 37 personnes et en blessant 125 autres. Le mode opératoire a été similaire à celui du précédent attentat qui avait visé dans la même ville, le 17 février, deux bus de l’armée. Mais cette fois-ci, ce sont des civils qui ont été ciblés.

Comme en février, la Turquie n’a pas attendu que l’attentat soit revendiqué pour accuser les rebelles kurdes. Le ministère turc de l'Intérieur a affirmé mardi que l'auteure présumée de l'attentat de dimanche était une rebelle du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), liée aux combattants kurdes de Syrie. Ankara avait de toute façon anticipé sur les représailles en bombardant, la veille, des bases du PKK dans le nord de l'Irak. Et selon l'agence de presse turque Anatolie, une dizaine de personnes ont été arrêtées lundi, dont quatre au moins dans la ville de Sanliurfa, dans le sud-est à majorité kurde, en proie à une vaste offensive turque depuis plusieurs mois.

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La spirale de la violence

Le 24 juillet, le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan déclarait la guerre au "terrorisme", visant aussi bien l'organisation État islamique en Syrie que le PKK – son ennemi historique – dans le nord de l'Irak, mais également à l’est de la Turquie. Dans la foulée, des déclarations d’"autonomie" kurdes s’élevaient dans plusieurs villes du sud-est et le PKK appelait ses hommes à reprendre les armes. La hache de guerre était déterrée.

"La Turquie est prise dans une spirale de la violence depuis que la trêve entre le PKK et l’AKP [parti au pouvoir, NDLR] est tombé à l’eau en juillet. Depuis, c’est une surenchère qui n’est pas près de se tarir. Pire, c’est une guerre civile qui est en train d’atteindre l’ouest du pays et d’affecter des civils, ce qui n’était pas arrivé depuis 1984", analyse pour France 24 Cengiz Aktar, professeur de sciences politiques à l’université Bahçesehir d’Istanbul.

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En 1984, le PKK s’était engagé dans la lutte armée pour obtenir la création d’un État kurde indépendant. Les forces de sécurité turques avaient répondu par la répression et le conflit avait fait plus de 37 000 morts. S'ensuivit dans les années 1990 une politique de terre brûlée par l'armée turque dans le sud-est anatolien, qui avait contraint à l’exil plus de 2 millions de personnes. Les violences sont retombées après l’arrestation, en 1999, d’Abdullah Öcalan, leader historique du PKK, et elles ont cessé avec le processus de paix entamé en 2013 entre le PKK et l’AKP. Mais en juillet, ces pourparlers ont volé en éclats et le démon des années 1990 s’est réveillé.

Une "guerre civile" à huis clos

Les rebelles kurdes armés et les forces turques se livrent depuis huit mois une guerre à huis clos, loin des caméras et des projecteurs médiatiques, interdits dans plusieurs localités du sud-est. L’armée turque, qui a mobilisé 10 000 soldats selon Reuters, multiplie les offensives pour débusquer les combattants du PKK, imposant des couvre-feux quasi-permanents. Entre le 16 août 2015 et le 5 février 2016, Ankara en a imposé 59 dans les villes de Diyarbakir, Sirnak, Mardin, Hakkari, Mus, Elazığ et Batman, affectant 1,3 million d’habitants, selon la Fondation turque des droits de l’Homme (HRTF).

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De leur côté, les rebelles kurdes ont intensifié leurs répliques. Armés et entraînés par le PKK, ils se sont mis, à l’automne, à creuser des tranchées, ériger des barricades et tirer sur les policiers, transformant peu à peu certains quartiers, voire certaines villes, en véritables champs de bataille. Dans la nuit du 14 mars, un quartier entier de Diyarbakir,  principale ville de la région, a été barricadé par les rebelles indépendantistes, selon Ergun Babahan, journaliste pour News Watch, une plateforme de journalistes indépendants qui couvrent la situation à l’est du pays.

Ergun Babahan, qui a pu se rendre dans le quartier de Sur, au centre de Diyarbakir, pendant les combats, témoigne de scènes de dévastation : "Le centre historique est dans un état terrible. La plupart des maisons ont été détruites et pillées. Les habitants n’ont plus rien. L’état des villes assiégée est dramatique". À Cizre, où le couvre-feu a été levé début mars, le constat est le même : selon Babahan, la ville est détruite à 80 % et les photos montrent des immeubles éventrés et criblés de balles.

Les civils entre le marteau et l’enclume

Pris entre le marteau et l’enclume, les civils payent le prix fort. "Les coupures d’eau et d’électricité, ainsi que les dangers encourus pour se procurer des vivres et des soins médicaux sous les tirs, ont des effets dévastateurs sur la population", soulignait Amnesty International dans un rapport publié le 21 janvier. Dans son dernier décompte, le HRTF estime qu’au moins 224 civils ont été tués depuis le mois d'août – dont 42 enfants et 31 femmes – et que près de 350 000 personnes ont été déplacées. "Seuls les plus riches partent", nuance Emir Babahan. "Les plus pauvres n’ont pas les moyens de partir et ils essayent de sauvegarder leur derniers biens. La pauvreté dans les villes est frappante."

Coté kurde, on dénonce la multiplication des exactions. Le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) a notamment dénoncé en février un "massacre" à Cizre où au moins 167 personnes auraient été tuées par des bombardements turcs dans les caves où elles avaient trouvé refuge. "Ces opérations ont impliqué des hélicoptères, des chars, des armes lourdes. Des dizaines de civils ont été tués et des centaines de milliers de personnes déplacées. À ce niveau-là, on ne parle plus d’opérations de police mais de guerre civile", dénonce Kendal Nezan, directeur de l’Institut kurde de Paris qui redoute de voir la situation se dégrader.

Le président Erdogan martèle dès qu’il prend la parole que son "État ne renoncera jamais à faire usage de son droit à la légitime défense contre toute menace terroriste". Cemil Bayik, l’un des principaux chefs du PKK, promettait quant à lui, il y a quatre jours encore, un "été sous le signe de la vengeance". "Les Turcs ont pillé et brûlé tout ce qu’il pouvaient dans les villes kurdes où des couvre-feux ont été imposés. Maintenant, les nôtres veulent leur revanche et demandent à nos troupes de les venger. C’est une nouvelle ère dans la lutte populaire", expliquait-il au quotidien britannique The Times.

Otages de ce conflit séculaire, il semblerait plutôt que les populations civiles n’aient pas vraiment le choix. Poussées une nouvelle fois à l’exode et à la misère, elles n’éprouvent pas plus de sympathie pour les nouveaux guérilleros, dont la volonté d’en découdre semble sans limite, "mais à choisir entre le PKK et un gouvernement qui les rejette, le choix est fait", estime Ergun Babahan, lui aussi pessimiste sur l’issue des événements. "La vraie guerre civile va commencer quand la neige va fondre, en avril. Beaucoup de combattants ont vu leur père mourir ou torturé dans les années 1980 et ils sont aujourd’hui prêts à mourir pour la cause. Ils pensent que c’est un moment historique pour les Kurdes", estime le journaliste. "Si personne ne met fin à cette violence, la Turquie va finir comme la Syrie", redoute-t-il.