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France : le documentaire "Salafistes" ne sera pas censuré mais interdit aux mineurs

Le documentaire "Salafistes" sera interdit aux mineurs, a tranché le ministre de la Culture. Depuis plusieurs jours, cette plongée sans filtres dans l’islamisme radical suscite la polémique pour son parti pris jugé ambigu.

Fleur Pellerin a arbitré. Attendu sur les écrans français ce mercredi 27 janvier, le documentaire "Salafistes" de Lemine Ould Salem et François Margolin ne sera pas censuré mais interdit au moins de 18 ans. La ministre de la Culture a donc suivi les recommandations de la Commission de classification des œuvres du Centre national du cinéma (CNC) qui jugeait que la violence des images et des discours contenus dans les 70 minutes de ce film choc sans voix-off ni commentaire faisait "l’apologie du terrorisme" et portait "atteinte à la dignité humaine".

Sans visa d’exploitation depuis le 19 janvier, "Salafistes" pourra donc être diffusé dans les quelques cinémas de l’Hexagone qui l’avait mis au programme. Interrogé par France 24, le co-réalisateur François Margolin estimait, lundi, que cette classification "signerait la mort du film". Peu nombreux sont en effet les exploitants à ouvrir leurs salles à des films au public restreint et la télévision n’a tout bonnement pas le droit de diffuser en clair des œuvres interdites aux moins de 18 ans.

Le groupe France Télévisions, qui a co-financé le documentaire à hauteur de 26 %, a d’ailleurs déjà fait savoir qu’il ne diffuserait pas le film sur ses antennes et pourrait, selon Le Figaro, s’appuyer sur l’interdiction aux mineurs pour "ne pas verser le solde de l’argent promis".

"Une première depuis la guerre d’Algérie"

La décision de la ministre de la Culture constitue une première depuis la guerre d’Algérie. Comme le rappelle effectivement Télérama, cette classification est d’ordinaire réservée aux films pornographiques ou ultra-violents. Depuis l'an 2000, 11 long-métrages de fiction y ont été soumis, mais aucun documentaire.

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"Ce qui déplaît, ce ne sont pas tant la violence des images que le fond", assurait, lundi, François Margolin. Tourné entre 2012 et 2015 au Mali, en Mauritanie et en Tunisie, "Salafistes" donne effectivement la parole aux idéologues du jihad islamique sans qu’il n’y oppose de commentaire en voix-off. On y entend le discours des chefs des mouvements Ansar Dine et de l'ex-Mujao, affiliés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Plusieurs prédicateurs délivrent ainsi leur vision du jihad sans être contredits. L'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo ? "Ils ont eu ce qu'ils méritaient". Contre l'Hyper Cacher ? "Juifs et musulmans sont en guerre, ce n'est que justice". "On peut utiliser la démocratie pour faire valoir nos droits. Mais nous refusons ce système qui est mécréant par essence", lancent-ils aussi.

À ces propos, les deux réalisateurs ont également pris le parti d’ajouter des extraits des vidéos de propagande du groupe État islamique (EI), dont la violence offre, selon eux, "le meilleur des contrepoints". Aussi "Salafistes" montre-t-il la charia en action : amputation d’une main, lapidation, flagellations…  À l’origine, des images non floutées de l'exécution du policier Ahmed Merabet, victime des tueurs de Charlie Hebdo, y était montrées. Mais c’est une version expurgée de cette séquence que les deux réalisateurs ont présentée mardi au ministère de la Culture.

"Un spectacle douteux"

Un exposé sans fard qui, pour d’aucuns, véhicule davantage l’idéologie salafiste qu’il ne la dénonce. Le Monde évoque ainsi "un spectacle brouillon et pour le moins douteux, où l’égalité de traitement entre les clips de propagande et les captations prises sur le vif par des témoins effarés des crimes jihadistes dénote un déficit de réflexion préoccupant sur la nature et le pouvoir des images".

"Nous sommes des reporters dans le sens où nous rapportons ce qui se passe, ce qui se dit. Nous voulons montrer que le discours tel qu’il est, défend François Margolin. Le salafisme est une pensée qui est articulée, exposée calmement les yeux dans les yeux, et pas seulement le fait d’une petite bande de loups solitaires. Donner à entendre ce que les salafistes disent et faire leur propagande, c’est différent. Quand l’écrivain Jean Hatzfeld, par exemple, donnait la parole aux bourreaux du génocide rwandais, il ne faisait pas leur publicité. Notre principe est de considérer le public comme des gens intelligents."

Dans une tribune publiée sur le site du Monde, Claude Lanzmann, l’auteur de "Shoah" qui donnait la parole à des bourreaux nazis, estime que le parti pris de "Salafistes" éclaire "comme jamais aucun livre, aucun 'spécialiste' de l’Islam ne l’a fait, la vie quotidienne sous la 'charia'". "On comprend, ajoute-t-il, à voir et écouter les protagonistes du film propager leur idéologie sans faille, verrouillée à triple tour, que tout espoir d’un changement, d’une amélioration, d’une entente avec eux est illusoire et vain."

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Avant que l’interdiction aux mineurs ne soit prise, un rapport préalable de la Commission de classification des œuvres avait recommandé une sortie tous publics à la condition qu’elle soit assortie d’un avertissement. Au moment de la sortie de "Timbuktu", dont le réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako est soupçonné d’avoir repris des scènes de "Salafistes" sur lequel il avait un temps travaillé, quelques salles de cinéma avaient organisé des débats afin que le film ne fasse pas l’objet de mauvaises interprétations, particulièrement chez les plus jeunes.

Un accompagnement que cette interdiction aux moins de 18 ans ne pourra dès lors pas permettre. "On veut empêcher les citoyens de connaître la réalité du monde, c’est dramatique, regrette François Margolin. Nier la réalité ne mène à rien".