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"Aimons la France comme elle nous a aimés", l'amitié franco-serbe forgée durant la Grande Guerre

Envoyée spéciale à Belgrade – Le 5 octobre 1915, les troupes françaises débarquent à Salonique. Sur ce front d'Orient, la France a notamment pour but de soutenir la Serbie attaquée par la Triple Alliance. Une solide amitié s'est construite entre les deux pays durant le conflit.

C’est un monument imposant qui fait face à l’emblématique forteresse de Belgrade. Une figure féminine intimidante, le regard fier, le poing serré, semble appeler au combat. Sur son socle, en cyrillique, ces quelques mots rappellent l’histoire de cette statue aux allures de Marianne : "Aimons la France comme elle nous a aimés". Ce monument de reconnaissance à la France a été inauguré dans les années 1930 dans la capitale serbe pour rappeler la fraternité qui a uni les deux peuples durant la Première Guerre mondiale.

"C’est un lieu très important historiquement et symboliquement pour les Serbes", explique l’historien Stanislav Sretenovic, chercheur à l’Institut national d’histoire contemporaine de Belgrade. "À ma connaissance, c’est le seul monument au monde qui fait référence à un pays étranger, et non à un homme politique ni à un peuple". L’amitié franco-serbe a en effet été l'une des pages les plus fortes de la Grande Guerre, même si elle est aujourd’hui largement oubliée.


Le mythe du paysan soldat serbe

Le 5 octobre 1915, les premiers soldats français posent le pied à Salonique, en Grèce. Après l’échec de l’expédition des Dardanelles, l’idée est d’ouvrir un nouveau front pour délester celui de l’Ouest, en France et en Italie, mais aussi venir en aide à l’armée serbe. Depuis le début du conflit, les deux pays sont dans le même camp par le jeu des alliances. Les liens entre la France et la Serbie sont toutefois plus anciens. Le roi Pierre 1er, arrivé au pouvoir en 1903, a été baigné dans la culture française dès son plus jeune âge. "Il a fait ses études à l’école militaire de Saint-Cyr entre 1862 et 1864. Sa participation à la guerre franco-prussienne du côté français a permis la construction d’un mythe francophile au sein de l’élite serbe", raconte Stanislav Sretenovic.

La population française, quant à elle, ne découvre véritablement la Serbie, ce petit royaume anciennement sous domination ottomane, que lors de la Première Guerre mondiale. Les journaux se font l’écho des premiers succès de l’armée serbe face aux Empires centraux, notamment lors de la bataille du mont Cer en août 1914 ou encore de celle de Kolubara en novembre-décembre de la même année. "On représentait alors la Serbie comme un pays vaillant et martyr. Les Français parlaient du courageux paysan soldat serbe, dans lequel se retrouvaient les poilus", décrit l’historien.

Le 26 mars 1915, une "journée scolaire serbe" est même organisée dans toutes les écoles de l’Hexagone pour mieux célébrer l’héroïsme de ses habitants. Dans plusieurs villes de France, plus de 3 000 élèves et étudiants serbes sont également accueillis durant le conflit, dont le propre grand-père de Stanislav Sretenovic.

Le sauvetage de l’armée et des civils serbes

Au-delà d’un appui moral, la France décide aussi d’agir sur place et d’envoyer au début de l’année 1915 une mission militaire composée d’aviateurs, de représentants de la marine ou encore de médecins pour aider son allié. "C’est la première fois que les armées coopèrent et commencent à combattre ensemble", souligne Stanislav Sretenovic. Mais l’armée de Pierre 1er finit par céder face à la puissance de la Triple Alliance. Diminuée par les récentes batailles et par une épidémie de fièvre typhoïde, elle ne peut rien faire contre l’offensive lancée à l’automne 1915 par les empires centraux. Attaquée de toute part, elle est obligée de fuir vers la mer. Cette retraite est des plus terribles. Affamés et exténués, les soldats et les civils serbes, ainsi que la cour de Pierre 1er, doivent traverser des montagnes enneigées de l’Albanie et du Monténégro sous des températures extrêmes. Un tiers de l’armée du pays y trouve la mort.

Face à cette débâcle, l’état-major français se lance dans l’expédition de Salonique, au cours de laquelle près de 350 000 poilus vont combattre à des milliers de kilomètres de chez eux. La France se porte aussi directement au secours des troupes serbes. Sur la côte albanaise, ces soldats épuisés sont récupérés par les marines française et italienne. Près de 140 000 d’entre eux sont ensuite évacués sur l’île grecque de Corfou à partir de janvier 1916.

La situation sanitaire est alors catastrophique. Dans ses mémoires "Au champ des morts sans croix", le matelot Robert Lefay, canonnier sur le croiseur français Ernest-Renan, raconte l’arrivée des restes de l’armée serbe : "Hâves, hirsutes, cachant sous des vêtements fripés et lavés par la pluie de véritables squelettes, ces malheureux formaient le plus effrayant défilé qui se puisse voir […] Ce n’était plus en vérité des hommes mais une cohorte de moribonds devant laquelle nous étions saisis d’une indicible pitié".

Mais au fil des semaines, les survivants reprennent des forces et se rétablissent grâce à l’appui de l’armée française. Ils sont alors transportés sur le front de Salonique pour participer de nouveau au conflit. Français et Serbes combattent côte à côte pendant de longs mois dans des conditions particulièrement difficiles. Il faudra attendre septembre 1918 avant que le général Louis Franchet d'Espèrey ne lance une offensive décisive et ne rentre dans Belgrade, le 1er novembre, en libérateur.

Dans l’entre-deux guerres, cette union sacrée est exaltée. Les deux nations ont toutes les deux particulièrement souffert et pansent les mêmes blessures. "Les Serbes et les Français font partie de ces peuples européens qui ont payé très cher [les combats de la Première Guerre mondiale]. On peut dire que la Serbie a perdu entre un quart et un tiers de sa population entière", résume Stanislav Sretenovic. Une décennie plus tard, le 11 novembre 1930, les représentants des deux pays se retrouvent dans le parc de Kalemegdan de Belgrade, l’un des plus beaux lieux de la capitale, pour l’inauguration du monument de reconnaissance à la France. "Gloire à notre France éternelle !", lance alors le ministre serbe Kosta Kumanudi en citant des vers de Victor Hugo.

Un monument aux valeurs universelles

Par la suite, les relations entre les deux pays se compliquent notamment sous le régime de Tito. Pour l’historien, le monument perd de son importance sous l’influence des communistes au pouvoir : "Ils ne voulaient pas que l’on parle de quelque chose qui s’était passé avant leur arrivée. Ils voulaient que leur combat durant la Seconde Guerre mondiale soit la référence unique. L’histoire commençait avec eux". Durant la guerre de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, la statue de Marianne refait pourtant surface dans l’esprit de la population serbe, mais à ses dépens. Alors que la France participe aux frappes de l’Otan en 1999 contre le pays, le monument est voilé de noir : "C’est un groupe d’anciens élèves des écoles françaises qui l’avaient mis pour montrer symboliquement leur désaccord avec la politique de la France. Ils se sentaient en quelque sorte trahis".

Depuis, les relations franco-serbes se sont apaisées, même si l’amitié d’autrefois a depuis bien longtemps disparu des consciences. En regardant le monument, Stanislav Sretenovic espère cependant que ce symbole de l’Histoire restera pour toujours un rappel de cette belle fraternité. "Les Serbes ont la chance d’avoir sur leur sol un monument de ce type. Il est devenu un lieu qui fait référence aux valeurs universelles de la révolution française : la liberté, la démocratie et la paix. C’est pour ces valeurs universelles que les Serbes combattaient pendant la Première Guerre mondiale", estime l’historien. "Il ouvre la porte vers l’avenir, vers une vraie réconciliation des peuples dans les Balkans et entre les anciens ennemis dans une Union européenne désormais apaisée et prospère".