
De l’est de la Grèce à l’extrême nord de la France, des milliers de migrants, fuyant la Syrie, l'Irak ou encore l'Afghanistan, empruntent la route des Balkans. Karim Hakiki, reporter de France 24, livre ses impressions dans son carnet de route.
Ils arrivent par milliers. Après avoir bravé les dangers d’une traversée de la Méditerranée, ils débarquent sur les côtes européennes, notamment grecques, avec le ferme espoir d'une vie meilleure, loin des violences. Quels sont leurs désirs et leurs regrets ? Comment vivent-ils, seuls ou en famille, l’exil et la précarité ? Qui sont ceux que l’Europe nomme communément "les migrants" ? De Thessalonique, en Grèce, jusqu’à Calais, dernière étape avant le Royaume-Uni, une équipe de France 24 suit la route empruntée par des dizaines de milliers de personnes, jetées sur les routes par la guerre et les persécutions. Au-delà de cette actualité, France 24 vous propose quotidiennement de découvrir le regard que porte notre reporter Karim Hakiki sur ce périple.
31 août 2015, Idomeni (Grèce), à la frontière avec la Macédoine. "Cette petite bourgade de moins de 100 âmes, à 80 km au nord de Thessalonique, a vu passer, dimanche, quelque 7 000 migrants. La petite voie ferrée traversant la frontière, filmée par France 24, est noire de monde. Les images d’un exode. J’avais l’habitude de tourner dans des camps de réfugiés, où les profils sont souvent les mêmes : jeunes hommes célibataires venus tenter leur chance en Europe. Mais là, j’ai vu des familles entières, des enfants, des gens âgés… Ce sont des gens qui, pour la plupart, ont de l’argent. Beaucoup sont venus jusqu’à Thessalonique en ferry depuis la Turquie. Ce sont des classes moyennes. J’ai parlé avec une famille. Ça aurait pu être ma famille. Le père avait mon âge. Comme moi, il avait deux enfants en bas âge… L’homme me racontait qu’en Syrie, il était ingénieur. 'Je vivais très bien, je voyageais… m’a-t-il expliqué. Je n’imaginais pas deux secondes quitter mon pays, même quand la guerre a éclaté'. Maintenant, la situation est devenue trop compliquée, trop dangereuse. Il n’a pas vraiment eu le choix : il a dû prendre ses enfants et partir. Quand je l’écoutais, je me disais que j’aurais fait la même chose. Sans aucun doute."
1er septembre 2015, Presevo (Serbie). "Hier, on a pris le train avec les migrants syriens pour traverser toute la Macédoine. Aujourd’hui, on est à Presevo, dans un camp serbe qui enregistre les migrants. Là, on leur donne des papiers valables trois jours pour qu’ils puissent traverser le pays. On prend leurs empreintes, ils voient un médecin et ensuite ils peuvent partir. Ils se plaignent beaucoup du comportement des policiers. Les migrants sont très énervés, très fatigués car ils sont censés ne passer que quelques heures dans le camp. Mais c’est tellement long - ils doivent désormais attendre trois ou quatre jours - qu’un camp sauvage s’est formé à l’extérieur du camp serbe. Ça va très lentement. C’est dur car on s’identifie énormément à ces familles qui sont sur la route. Ça pourrait être nos familles. Je ne m’attendais pas à voir autant d’enfants. Comment est-il possible de traverser toute l’Europe ainsi ? Je m’interroge. Je suis très impressionné par leur organisation. Ils sont très disciplinés. Ils créent des groupes de cinquante personnes avec à chaque fois un chef qui parle pour tout le monde. Quand il donne son feu vert, tout le monde suit. C’est remarquable.
Je n’en reviens toujours pas de leurs conditions de vie. Ils sont par terre, où ils peuvent. Les habitants essayent de les aider mais ils sont littéralement débordés. J’ai été impressionné parce que finalement ils n’ont besoin de rien, ils se contentent de ce qu’ils ont. Ils sont très patients, très déterminés car leur seul but est d’arriver en Allemagne ou en Suède. Si tu ne sais pas qu’il s’agit de migrants, tu peux presque penser que ces personnes sont des campeurs. Ils s’adaptent énormément. Ils sont poussés par leur jusque-boutisme. Si je n’avais pas le choix, et je le leur ai dit, je ferais la même chose : je prendrais mes enfants sous le bras et j’avancerais. Leur courage force l’admiration. Ils sont souriants, ne se plaignent jamais ou presque. Ils sont déjà heureux d’avoir traversé la mer. Ils n’arrêtent pas de dire que c’est la partie la plus facile du voyage. Ils ont une détermination incroyable. Et même s’ils ne se lavent pas tous les jours, ils gardent une hygiène. Ils mettent un point d’honneur à s’habiller, les femmes restent coquettes. Ils ne font pas réfugiés. On pourrait avoir l’impression que ceux sont des touristes qui traversent l’Europe avec leurs valises. Je suis content parce qu’avec Fernande et Adel nous avons retrouvé à Presevo des personnes que nous avions filmé au début de notre voyage. Ils ont avancé. Nous sommes tombés dans les bras les uns des autres. C’était très chouette. On a l’impression de les connaître. C’est une jolie rencontre".
>> À voir sur France 24 : Rencontre avec des migrants syriens traversant la Macédoine
2 septembre, Belgrade (Serbie). "Nous sommes arrivés à Belgrade aujourd’hui. Près de la gare, il y a un énorme parc où les migrants passent quelques jours avant de repartir pour la Hongrie. Ce sont des migrants 2.0. Ils sont hyper connectés aux nouvelles technologies. Leur principale préoccupation, avant même de manger ou de boire, c’est leur téléphone portable. Dès qu’ils arrivent ici, ils essayent de trouver une carte SIM pour se connecter à leurs familles pour leur donner des nouvelles. Ils rechargent ainsi leurs batteries au sens propre et au figuré.
Il y a tout un business qui se développe autour de ça. Les commerçants les font payer 10 euros de l’heure pour charger leurs téléphones. Ils se retrouvent tous sur les mêmes points. Nous avons suivi deux Irakiens et l’un deux, Hussein, nous a dit que c’était plus important que de manger ou de boire parce que ça lui permettait de garder le contact avec sa famille mais aussi d’éviter les pièges des passeurs. Hussein nous a expliqué que lorsqu’il montait dans un taxi, il suivait le trajet directement sur Google. C’est un moyen d’être sûr de leur voyage. Ils passent donc pas mal de temps à chercher de l’électricité. Le décalage est assez impressionnant : ces migrants sont sur la route avec leurs valises mais ils ont tous des super smartphones, parfois même des tablettes. Là, nous avons appris qu’il y avait une nouvelle application qui fait talkie-walkie. Ils peuvent se parler et se donnent des conseils : attention à cet endroit, etc. Pour être caricatural, ils se disent presque : "À tel arbre il faut tourner à droite ou à gauche." Ils sont très ingénieux. Les nouvelles technologies leur permettent de s’adapter.
Les Serbes ont bien compris cela et développent tout un business de cartes SIM ou d’endroits où ils fournissent l’électricité. Nous avons parlé à un Serbe qui faisait figure d’exception. Il nous a dit qu’il les laissait se brancher gratuitement, d’où une queue impressionnante de migrants qui attendaient leur tour.
Nous avons beaucoup de mal à les faire parler. Ils se méfient énormément. Nous avons dû faire quatre ou cinq personnes avant qu’elles acceptent d’être filmées. Elles nous disent : "Nous avons peur. Nous avons nos familles là-bas." Elles ont peur des représailles : de Bachar al-Assad pour les Syriens mais aussi de Daech. Nous essayons de les rassurer et ce qui nous sauve, c’est qu’ils connaissent notre chaîne. Quand on leur dit "France 24", leurs yeux s’illuminent. C’est un énorme atout.
Parfois, nous sommes aussi obligés de faire du charme. Nous avons usé de tous nos atours pour convaincre une femme qui était dans le train pour la Macédoine. Et ça a marché. Elle-même était contente d’avoir parlé à la fin. L’autre raison pour laquelle ils sont parfois réticents à être filmés est qu’ils ne veulent pas qu’on les voie comme ça. Ils ont honte.
De notre côté, nous commençons à accuser le coup. Nous sommes fatigués mais ce qui nous réjouit, c’est de revoir des personnes que nous avons déjà croisées au début du voyage. Le rythme de travail est très intense mais nous sommes tellement heureux de donner des visages à cette masse humaine, de raconter des histoires. Nous nous adoptons à leur mode de vie. Nous avançons avec eux, même si nous utilisons notre propre moyen de transport. Nous leur collons tellement aux basques que parfois ils en ont marre ! Ils nous disent de rentrer chez nous… Notre petit plaisir aujourd’hui est d’avoir pu, pour la première fois, manger dans un restaurant. Quelle chance !"