Alors que le procès d’Hissène Habré s’est ouvert à Dakar avant d'être ajourné, la photojournaliste Marie-Laure de Decker, qui a connu l’ex-dictateur lorsqu’il dirigeait les rebelles du Frolinat au Tchad, revient sur cette rencontre.
21 avril 1974. Trois coopérants sont enlevés sous la palmeraie de Bardaï dans la région montagneuse du Tibesti, dans le nord-ouest du Tchad : le médecin allemand Christophe Staewen et deux Français, le coopérant Marc Combe et l’archéologue Françoise Claustre. Ces kidnappings font connaître la rébellion du Tibesti dans le monde entier, en particulier l'un des ses chef : Hissène Habré.
Ce fin stratège, fils du pasteur du Tibesti passé par les bancs de Sciences po et par les rangs de l’administration française, a fomenté les enlèvements. Depuis 1972, il dirige le Frolinat, le front de libération du Tchad, une guérilla formée dans les grottes volcaniques des montagnes noires du Tibesti. Le pays traverse alors une violente guerre civile, déchiré entre les combattants Toubous du Tibesti, soutenus puis lâchés par la Libye de Kadhafi, et le gouvernement en place à N'Djamena soutenu et armé par la France.
Habré veut échanger les otages contre des armes et de l’argent. Si les négociations débouchent rapidement avec l’Allemagne qui accepte de payer, elles s’enlisent avec la France. Le commandant Pierre Galopin est envoyé pour tenter d’obtenir la libération des deux Français mais il est arrêté et exécuté en avril 1975. Marc Combe finit par s’échapper ; Françoise Claustre, elle, reste 33 mois entre les mains de la rébellion.
C’est dans ce contexte que la photojournaliste Marie-Laure de Decker, qui travaille alors pour l’agence Gamma, part armée de son Leica en avril 1975, avec Raymond Depardon et Jérôme Hinstin, réaliser des reportages et un documentaire, "Les révolutionnaires du Tchad". L’équipe passe près d’un an auprès des combattants Toubous et filme un témoignage inédit de Françoise Claustre qui bouleverse la France giscardienne des années 1970. Plus de quarante ans après, Marie Laure De Decker, qui n’a eu de cesse de photographier le Tchad et a publié notamment "Pour le Tchad" avec Ondine Tondini (1978), revient sur ces mois où elle a partagé le quotidien de celui qu’elle appelle encore "Hissène" et de ses combattants dont elle a tiré des portraits inédits.
France 24 : Dans quelles conditions êtes-vous arrivés dans les montagnes du Tibesti ?
Marie-Laure de Decker : En avril 1975, Françoise Claustre était prisonnière depuis un an, mais rien n’avait été fait, personne n’en parlait. La France avait eu la "bonne idée" d’envoyer l’un des pires ennemis des Toubous pour négocier. Quand nous sommes arrivés, Pierre Galopin venait juste d’être exécuté. En gros, la France attendait que Françoise meure. Il n’y a que Pierre Claustre qui se démenait pour faire libérer sa femme et qui est venu nous chercher pour médiatiser l’affaire. Je suis partie avec un contrat pour "Paris Match".
La première fois que nous nous sommes rendus dans le Tibesti, nous avons été arrêtés par l’armée française qui nous a confisqué tous nos films [un milliers de soldat français étaient déployés dans la région à la demande de N’Djamena pour contenir la rébellion du Tibesti, NDLR]. Nous y sommes retournés une seconde fois, mais en voiture, en partant d’Alger. On a traversé le désert avec notre boussole et cette fois, on a pu rester près d’un an avec les combattants. J’ai passé beaucoup de temps avec Françoise qui est devenue une amie.
Comment avez-vous été accueillis par les combattants du Frolinat et par Hissène Habré qui les dirigeait ?
Les Toubous sont très impressionnants. Ce sont d’extraordinaires guerriers qui connaissent chaque caillou de la montagne. Il ne faut pas dire n’importe quoi devant eux. Il ne faut jamais se plaindre, ni de la faim, ni de la soif, ni de la fatigue, même quand on marche des semaines d’affilée dans les montagnes très dures, très noires du Tibesti.
Un journaliste français du "Figaro" avait tenté de rencontrer Françoise Claustre quelques semaines avant nous, mais il n’avait pas plu à Hissène qui lui a fait passer un interrogatoire. Hissène était très cultivé, alors il lui a posé des questions sur la politique coloniale, lui qui dénonçait la colonisation française. Le journaliste a échoué et a dû repartir au bout de huit jours sans avoir pu voir Françoise [Claustre].
Mais je ne me suis jamais sentie menacée. Les gens vous jugent en fonction de votre attitude. Il ne faut jamais se plaindre, jamais poser de question sur l’avenir. Et si on est heureux et curieux, comme je l’étais, tout se passe bien.
Quels souvenirs avez-vous d’Hissène Habré à cette époque ?
C’était un jeune homme sympathique, très intelligent ; un bel homme qui parlait français comme vous et moi. Il était très anti-Libyen – il voulait récupérer la bande d’Aozou [à la frontière entre la Libye et le Tchad], annexée par les Libyens – et très anti-Français. […]
Il avait déjà l’étoffe d’un chef, comme Goukouni Weddeye [chef de la rébellion du Frolinat avec Hissène Habré puis chef de l’État tchadien de 1979 à 1982, renversé par son ancien compagnon d'armes en 1982, NDLR]. Goukouni était très humain, il avait beaucoup de charme, Habré était plus froid. Quand Hissène disait à quelqu’un : "Vous prolongerez un peu votre séjour", on savait que ça allait mal finir… Il avait même voulu exécuter Françoise quand les négociations étaient au point mort, c’est Goukouni qui lui a sauvé la vie.
Son procès s’est ouvert à Dakar pour crimes de guerre avant d'être ajourné à septembre…
Vous ne me ferez rien dire contre Hissène, je ne veux pas crier avec les chiens ! Ce procès est une pantomime. Si on le juge lui, il faut juger les autres, comme Idriss Déby [actuel président du Tchad] qui viole régulièrement les droits de l’Homme tout en conservant le soutien de la France.
Oui, Habré a du sang sur les mains. Il est devenu fou quand il est arrivé au pouvoir. Mais si on le juge, on pourrait aussi juger les dirigeants français qui ont fait du Tchad leur terrain de jeu. La colonisation française a été épouvantable pour le Tchad. On reproche notamment à Habré d’avoir dirigé la "piscine" [principale prison politique sous le régime de Hissène Habré, NDLR]. C’était un endroit horrible mais il ne faut pas oublier qu’elle a été construite par les Français.
Ê tes-vous retournée au Tchad après ce reportage de 1975 ?
Oui, tout le temps ! Françoise Claustre a été libérée le 1er février 1977, j’y suis retournée un mois plus tard. Je voulais continuer à travailler sur les combattants Toubous en dehors de l’affaire Claustre et j’ai photographié les civils, les combattants, la vie de tous les jours, etc... J’ai témoigné. En 2000, j’ai commencé mon travail sur les Woodaabé, Peuls du sud du Tchad. Vous ne pouvez pas vous imaginez la délicatesse des Tchadiens à mon égard.
En revanche, je n’y suis pas allée pendant la dictature d’Hissène [1982-1990]. Pendant cette période, je travaillais en Afrique du Sud [où elle a couvert la chute de l’apartheid et l’avènement de Mandela]. Et quand vos amis d’hier deviennent des tueurs, c’est difficile...