L'ONG Global Witness accuse des exploitants forestiers français, libanais et chinois de "complicité de crimes" en Centrafrique. Ces sociétés ont versé de l'argent en pleine guerre civile aux rebelles afin de poursuivre coupes et exportations de bois.
Des entreprises forestières internationales sont-elles complices de "crimes en Centrafrique" ? Selon l'ONG Global Witness, qui a publié un rapport sur la question le mercredi 15 juillet, des sociétés ont fermé les yeux sur les exactions commises dans le pays par des rebelles armés entre 2012 et 2014 et leur ont versé plusieurs millions d'euros. L’intérêt : pouvoir, malgré la guerre civile, continuer à extraire et à exporter - essentiellement vers l'Europe - du bois extrait de ce pays ravagé.
"Des entreprises européennes ont acheté du bois à des sociétés forestières de RCA, qui ont payé en 2013 plus de 3,4 millions d'euros aux rebelles pour continuer d'exploiter les forêts en toute illégalité, à grande échelle et pour des bénéfices considérables", précise Global Witness, dans ce rapport intitulé "Bois de sang, comment l'Europe a aidé à financer la guerre en République centrafricaine".
L'ONG s’attarde particulièrement sur trois entreprises : IFB (française, basée en Centrafrique depuis plus de 20 ans), Sefca (libanaise) et Vicwood Group (chinoise), qui concentrent 79 % des exploitations de bois en Centrafrique.
Corruption, rackets et pot-de-vin routiniers
Toutes trois s’illustrent, selon l’ONG, par le non-respect des lois centrafricaines. Outre des arriérés de taxes et de graves soupçons de corruption dans l’obtention des permis, ces entreprises ont donc, surtout, consenti à donner des pots-de-vin réguliers aux rebelles – notamment ceux de la Séléka, dont les exactions ont fait 5 000 morts et plus d’un million de déplacés.
"Depuis le départ de la Séléka du pouvoir, les forêts de RCA sont sous le contrôle d'autres groupes armés, les anti-balaka. Les exploitants forestiers continuent de verser de l'argent de manière routinière à ces derniers", accuse encore l'ONG.
Ainsi, outre les 3,4 millions d’euros versés à la Séléka en 2013, lorsqu’elle était au pouvoir, les sociétés ont cédé 127 000 euros aux milices armées anti-balaka en 2014, selon "une estimation basse", précise l’ONG.
"Une vraie entreprise militaro-commerciale"
Ces versement s’effectuaient – et s’effectueraient donc encore – lors de rackets des camions transportant le bois à des barrages installés sur les routes. "Pour la Séléka, c’était une vraie entreprise militaro-commerciale", explique Alexandra Pardal, directrice de campagne à Global Witness. Mais les sociétés internationales ont également payé des membres de la Séléka pour qu’ils assurent la sécurité de leurs installations. Aujourd’hui encore, le sud-ouest du pays, où se situent les principales réserves de bois très convoitées, échappe au contrôle des forces gouvernementales.
Les sommes ainsi récoltées par les rebelles sont faramineuses au regard du coût des armes dans le pays, poursuit la même source. À titre comparatif, la grenade la plus utilisée en Centrafrique coûte entre 50 cents et 1 euro.
"Vu l'ampleur des paiements" versés aux groupes armés, "tout le bois centrafricain vendu d'avril 2013 à janvier 2014 devrait être considéré comme du ‘bois du conflit’, car il a contribué à financer des crimes de guerre", estime l'ONG.
Global Witness appelle par ailleurs "les États membres de l'Union européenne à rompre tous les liens commerciaux et d'aide avec le secteur forestier de Centrafrique, qui reste une source d'instabilité, alors que le pays peine à rétablir la paix". D’autant que, depuis mars 2013, l’Union européenne est dotée d’un règlement sur le bois, visant à écarter du marché communautaire le bois et les produits dérivés issus d’une récolte illégale.
La France, en particulier, est rappelée à l’ordre dans le rapport pour avoir autorisé la commercialisation de grandes quantités de cette ressource centrafricaine.
"Négocier avec les rebelles", une nécessité ?
Parmi les mis en cause, figure également l’Agence française de développement (AFD), critiquée pour son soutien aux grands exploitants à travers le financement des plans d’aménagement forestier.
Contacté par France 24, Jean-Luc François, chef de division agriculture, développement rural et biodiversité au sein de cet organisme public rappelle que l’AFD ne possède plus de programme d’appui à la Centrafrique en termes de politiques forestières depuis 2011. Il se montre par ailleurs compréhensif envers les entreprises incriminées. "Le rapport se réfère à une situation de guerre civile dans laquelle les entreprises essaient de sauver leur propriété. Elles ont sans doute cherché à se protéger en payant des rebelles", explique-t-il. "Dans ce genre de situation, soit tout est pillé, soit il y a négociation avec des troupes rebelles. Le rapport manque de compréhension. Fallait-il fuir et tout laisser s’écrouler ?"
Une question qui s'est déjà posée sur le continent africain. Global Witness rappelle par exemple le triste précédent du Liberia, où le commerce du bois avait largement financé la guerre civile de 1990 à 2003, et le trafic d’armes.
La Centrafrique est membre du processus dit de "Kimberley" qui permet d’exclure du marché international toute marchandise liée à un conflit. Appliqué au commerce des diamants, il ne régule cependant pas celui du bois.