L’attribution, mardi à New York, du prix de la société littéraire américaine PEN à "Charlie Hebdo" n’est pas du goût de certains intellectuels. Défenseurs et détracteurs du journal satirique ont fait valoir leurs arguments à nos correspondants.
L’auditoire les a acclamés. Applaudis par quelque 800 convives debout, deux journalistes de "Charlie Hebdo" ont reçu mardi 5 mai à New York un prix célébrant la liberté d'expression, quatre mois après l'attentat qui avait ensanglanté l'hebdomadaire satirique à Paris.
Le prix de la société littéraire américaine PEN, qui a vocation à défendre les écrivains à travers le monde, a été remis à Gérard Biard, rédacteur en chef, et Jean-Baptiste Thoret, critique de cinéma du journal, lors d'un dîner de gala au musée d'Histoire naturelle, en bordure de Central Park.
Les mesures de sécurité étaient draconiennes : des policiers avec des armes semi-automatiques étaient postés devant le bâtiment, d'autres surveillaient avec des chiens. Et tous les invités devaient passer sous des détecteurs.
Parmi les convives, les écrivains Salman Rushdie, auteur des "Versets sataniques", Alain Mabanckou, prix Renaudot 2006, l'actrice Glenn Close, le journaliste du "New Yorker" Adam Gopnik, le dessinateur du même hebdomadaire Bob Mankoff, ainsi que Dominique Sopo, président de SOS Racisme, venu spécialement de France.
"Ce n’est pas le rôle du PEN d’honorer ‘Charlie Hebdo’"
Le prix décerné à "Charlie Hebdo", quatre mois après l'attentat qui avait fait 12 morts dont cinq dessinateurs du journal à Paris, n'était pas du goût de tous : six écrivains, dont l'Australien Peter Carey, deux fois lauréat du Booker Prize, avaient boycotté la soirée, voyant en "Charlie Hebdo" un journal islamophobe et intolérant. Et quelque 200 des 4 000 membres du PEN avaient également signé une lettre protestant contre ce choix.
Pour l’historien Clay Risen, l’un des signataires, la lettre n’avait pas pour but de porter un jugement sur le contenu de l’hebdomadaire satirique mais de signaler au PEN qu’il existait des candidats méritant davantage le prix.
"Un peu partout dans le monde, il y a des journalistes qui travaillent dans des situations particulièrement difficiles, comme en Russie ou dans certains pays arabes où le simple fait de s’exprimer publiquement peut vous valoir des menaces non pas d’individus radicalisés mais du pouvoir en place. Et ce sont ces journalistes que nous nous devons de défendre, clame-t-il à France 24. Nous ne remettons pas en cause le côté tragique de cette attaque, ni le fait qu’elle ait constitué un événement majeur pour la France, mais je ne pense pas que cela soit le rôle du PEN d’honorer cette publication."
Plus sévère encore, l’écrivaine pakistanaise Rafia Zakaria estime que l’attribution du prix "fait de l’islamophobie une préjugé acceptable". Pour elle, s’en prendre à qui bon nous semble ne peut être érigé comme un droit absolu.
"Ce prix laisse entendre que le ‘droit à l’offense’ peut être exercé librement par tout le monde. Mais c’est un mensonge ! En Occident, de nombreux musulmans subissent le lourd fardeau d’être étiquetés ‘terroristes’, ou comme ‘sympathisants du terrorisme’, leurs activités sont surveillées par les gouvernements, leurs mosquées sont infiltrés par le FBI et leurs enfants harcelés dans les écoles. Se moquer de leurs origines et de leurs croyances n’est certes pas pénalement répréhensible, mais ce n’est pas la conception que je me fais du courage", assure-t-elle.
"Mauvaises interprétations"
De son côté, la directrice du PEN, Suzanne Nossel, défend son choix de remettre un prix à un groupe de journalistes qui ont eu le "courage de continuer à occuper un espace d’expression périlleux car sujet à toutes les mauvaises interprétations".
À en croire Adam Gopnik, qui connaissait Georges Wolinski, l’une des victimes de l’attaque, les malentendus sont surtout d’ordre culturel. "L’histoire de la satire en France montre qu’on peut être un blasphémateur féroce sans pour autant nier les droits des individus, rappelle-t-il. Je pense que la majorité de mes amis qui ne sont pas présents ce soir ne connaissent pas cette tradition, ne parlent pas français et ne sont pas particulièrement familiers des caricatures."
L’écrivain Salman Rushdie se montre, lui, moins diplomatique envers les opposants au prix : “C’est une honte que des écrivains puissent faire de telles déclarations à l’emporte-pièce. Il ferait mieux de réfléchir avant de parler. J’espère qu’ils ont honte d’eux-mêmes".
"Symbole international"
Cette remise de prix est intervenue 48 heures après une attaque au Texas, visant un concours de caricatures du prophète Mahomet, organisé par une activiste anti-islam, Pamella Geller.
"On n'a pas grand chose en commun avec elle", a déclaré Gérard Biard lors de la remise du prix. Elle avait "organisé un concours de dessins anti-islamiques pour dénoncer l'islamisation du monde occidental. Nous on fait notre boulot, quand l'islam est dans l'actualité on en parle, autrement on parle de Sarkozy, de Le Pen, etc."
“Pamela Geller est obsédé par l’islam, abonde Jean-Baptiste Thoret. Elle se lève le matin en pensant à l’islam. Moi, je me lève le matin en pensant à mon café." De fait, ces 10 dernières années, sur plus de 500 unes, "Charlie Hebdo" n’en a consacrées que sept à l’islam.
"En une demi-heure de violence sanglante, nous sommes devenus un symbole international. L'incarnation de la liberté d'expression et de conscience. Nous sommes devenus des héros (...) Mais nous ne pouvons pas être les seuls à symboliser des valeurs qui appartiennent à tous" a ajouté Gérard Biard, estimant que "tous les citoyens du monde devaient les défendre pour lutter contre l'obscurantisme politique et religieux".
"Plus nous sommes nombreux, plus ils sont faibles", a-t-il ajouté sous les applaudissements.