envoyé spécial en Irak – Bien qu'opposés à l'EI, beaucoup de responsables sunnites en Irak ne soutiennent pas la nouvelle campagne du pouvoir central chiite, qui a ordonné une offensive dans la province d'Anbar, bastion sunnite.
L’ancienne ligne de front dans la ville irakienne de Dhoulouyia offre un paysage d’apocalypse. Les maisons éventrées par le souffle des explosions et les palmeraies décharnées témoignent de la violence des affrontements. Pendant près de sept mois, entre juin et décembre dernier, cette localité à 100 km au nord de Bagdad fut le théâtre d'une lutte acharnée. La tribu sunnite des Joubour, alliée aux milices chiites, a bloqué l’avancée des jihadistes de l'État islamique (EI) vers la capitale.
Fin décembre, l’alliance de ces forces multiconfessionnelles s’est soldée par une victoire, saluée comme un exemple de la lutte contre les radicaux sunnites. Mais cette réussite ne dissipe pas l'inquiétude croissante de certains anciens combattants sunnites de Dhoulouiya. L'un d'eux estime que les milices chiites, soutenues par l'Iran, cherchent en fait "à conquérir de nouveaux territoires dans les régions sunnites et ainsi contrôler l'Irak". Aujourd’hui encore, les déplacés sunnites des localités alentour ne peuvent toujours pas retourner chez eux. Les miliciens occupent leur village et les empêchent d’entrer, assure-t-il.
Jalal al-Gaoud, chef de la tribu Albu Nimer dans l'Anbar et militant politique installé en Jordanie, se méfie lui aussi des intentions de ces unités populaires. "Tôt ou tard la ville de Dhoulouiya passera sous le contrôle des chiites", prédit le cheikh. Dans les cercles d’activistes irakiens à Amman, l’annonce de l’offensive dans l’ouest de l’Irak soulève des suspicions : s'agit-il de libérer l’Anbar des jihadistes ou d’affaiblir encore la communauté sunnite avec les moyens de l’État ?
Un malaise ancien
Dans l’Anbar, le malaise des tribus sunnites est ancien et se nourrit du sentiment d’exclusion vis-à-vis du gouvernement central, aux mains des chiites depuis 2006. L’arrestation arbitraire, fin décembre 2013, d’un député sunnite à Ramadi est l’humiliation de trop. Un large mouvement de protestation se propage alors dans les principales villes de la province. Les manifestants revendiquent l’égalité de traitement entre sunnites et chiites au sein des institutions centrales et le renvoi du Premier ministre chiite de l’époque, Nouri al-Maliki. Ce dernier réplique par la force et les manifestations dégénèrent en affrontement armé.
La province est aujourd’hui la principale base arrière de l’EI. Une proportion importante de ses combattants en opération sont originaires de l’Anbar. Lors de leur récente offensive sur la ville de Ramadi, la plupart d’entre eux sont venus des confins ouest de la province, selon Abdulateef Hmayem, intellectuel irakien basé à Amman. L’ancrage de l’organisation jihadiste s'explique en partie par le soutien populaire dont elle bénéficie encore actuellement. "Quatre-vingt-dix pour cent des combattants de l'Anbar luttent d'abord et avant tout contre un gouvernement qui ne leur donne par leurs droits", assure Jalal al-Gaoud.
Pour espérer reconquérir cette immense région désertique, le gouvernement doit donc rallier les populations locales et plus précisément les chefs de tribu, clé d’entrée dans la province.
Mais le pouvoir chiite se montre méfiant. "Tous les jours, nos représentants politiques à Bagdad demandent des armes au gouvernement pour combattre Daech (autre nom pour qualifier l'EI, NDLR). Mais rien ne vient" s'insurge Ayad al-Gaoud, cheikh de la tribu des Albu Nimer, exilé en Jordanie. Pourtant, une partie des membres de sa tribu souhaite réellement prendre sa revanche contre l'organisation islamiste. L'hiver dernier, plusieurs centaines d'entre eux furent assassinés après avoir défendu leur terre. "Dès le début des événements, notre tribu a choisi de combattre Daech, car les jihadistes demandaient l'élimination des membres de nos forces de sécurité dans nos villages", insiste son cousin Jalal al-Gaoud. Et malgré cela, "aucune aide militaire ne nous est parvenue", déplore t-il.
Une solution qui ne peut être que politique
Contre la tentation sunnite de la rébellion, la solution ne peut être que politique, selon Yahya al-Kobeissi, chercheur au Centre irakien d’études stratégiques à Amman. Il estime que le pouvoir central doit d’abord restaurer la confiance : "Il faudrait par exemple libérer les milliers de prisonniers arrêtés arbitrairement par le gouvernement et enfermés depuis plusieurs années. Beaucoup de membres de leur famille ont rejoint les rangs de Daech", précise-t-il. "Les victimes des bombardements, ceux qui veulent se venger du gouvernement, même les anciens officiers du parti Baas qui se battent aux côtés des islamistes accepteront de déposer les armes en échange de garanties politiques" assure le chercheur.
Abdulateef Hmayem, fin connaisseur des mouvements radicaux en Irak, s’inquiète d’une situation qui risque encore de s’aggraver : "Avec Daech, nous en sommes à la quatrième génération de jihadistes, si rien est fait pour accorder leurs droits aux sunnites, une cinquième génération émergera plus radicale encore", prévient-il.