
De plus en plus de femmes, notamment françaises, partent rejoindre les rangs de l’organisation de l'État islamique pour faire le jihad en Syrie. Entre conviction et exaltation, décryptage.
Hayat Boumeddiene, la compagne d’Amedy Coulibaly, auteur de la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes le 9 janvier dernier, est à la fois la femme la plus recherchée de France et l'incarnation la plus récente du phénomène des femmes jihadistes. La brunette de 26 ans, qui a troqué le bikini pour le voile intégral il y a quelques années, a rejoint la Syrie le 8 janvier. Pourquoi la jeune Française, comme des dizaines d’autres jeunes Françaises avant elle, a-t-elle choisi de rejoindre les rangs de l’organisation de l'État islamique (EI) ? Les spécialistes peinent à répondre. Les motivations de ces femmes sont aussi diverses et variées que l’est leur profil.
Si, comme les hommes, certaines s’engagent par conviction "politique", la plupart s’y rendent pour des raisons religieuses et faire l'hijra [émigration en terre d’islam, NDLR]. "Certaines ont le sentiment de subir des discriminations et veulent vivre 'librement' leur religion, sans aucune forme de 'mesures vexatoires'", explique Mathieu Guidère, professeur des universités et spécialiste de l’islam radical. L’interdiction du voile intégral en France a souvent été vécue comme un événement traumatisant.
"Elles développent un certain ressentiment à l'encontre de leurs pays d'origine qu'elles considèrent comme islamophobes", estime Myrna Nabhan, politologue spécialiste du monde arabe. Elles quittent donc un Occident "corrompu" et "mécréant" pour rejoindre cette "société islamique" idéalisée et participer à l’éventuelle création d'un nouvel État islamique "authentique".
Le mariage avec un combattant devient ainsi à leurs yeux une forme d’émancipation, selon Géraldine Casutt, spécialiste de l'islam et doctorante en sociologie à l'EHESS. "Beaucoup ont connu dans leur vie d’avant-islam des hommes qui ont déçu leurs attentes. Elles cherchent des personnes vertueuses, sur la même longueur d’ondes idéologique, explique-t-elle. L’homme idéal est donc jihadiste."
L’exemple de la brigade Al-Khansa
Certaines ne viennent pas pour se marier et avoir des enfants mais pour tenir un rôle "actif" au sein d’une des brigades du califat. C’est notamment le cas de la brigade Al-Khansa, "du nom de la célèbre poétesse des débuts de l'islam qui avait 'sacrifié' ses quatre fils en les envoyant faire le 'jihad' et en les encourageant dans cette voie", précise Mathieu Guidère.
"Peu après la prise de Raqqa par l'organisation de l'EI, il y a un an environ, la nécessité de constituer une brigade exclusivement féminine s'est imposée à l'Organisation, raconte Myrna Nabhan. À l’origine, elle répondait au besoin de confier à des femmes le soin de pouvoir contrôler et fouiller leurs congénères au passage des check-points de l’EI en Syrie, après que des opposants avaient pris l’habitude de se dissimuler derrière un niqab pour passer inaperçus."
Aujourd’hui, le rôle de la brigade Al-Khansa a évolué. "Elles doivent aussi sensibiliser les autres femmes du 'califat' à leur vision de la religion et repérer celles qui ne suivent pas leur interprétation de la charia exigeant, par exemple, que toutes les femmes se couvrent entièrement en public et soient constamment accompagnées d'un chaperon mâle. Elles seraient environ une soixantaine à être intégrées dans cette 'police des mœurs'", précise Myrna Nabhan. Une activité qui leur permet aussi de gagner leur vie, à l’instar des hommes. Chaque mois, les femmes jihadistes d’Al-Khansa touchent l’équivalent de 200 dollars, "une somme substantielle dans la Syrie d’aujourd’hui".
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le jihad représente pour elles une voie d’émancipation. "Sur les réseaux sociaux, beaucoup d'entre elles n'hésitent pas à se présenter comme des femmes fortes et se moquent des stéréotypes véhiculés de la 'femme musulmane opprimée'", relève Myrna Nabhan. Elles vantent d'ailleurs haut et fort le "jihadi girl power". Une forme d'émancipation, certes, mais aux dépens d'autres femmes.
La stratégie de l’organisation de l’État islamique évolue
L’EI n’hésite plus à communiquer sur les femmes dans ses rangs. Affaiblie par les bombardements de la coalition internationale depuis l’été 2014, l’organisation entend montrer que son idéologie séduit sans distinction de sexe. Une manière de chercher plus de légimité pour son action mais aussi d’attirer d’autres aspirants jihadistes.
"Si l'on en juge par le magazine de l'EI qui leur est consacré, 'Al-Shamikha' (la Fière), les femmes assument toutes les tâches dévolues aux hommes, mais dans un cadre non-mixte. Elles sont censées non seulement se marier et fonder une famille, être de bonnes mères et de bonnes épouses, mais elles doivent aussi soigner les combattants blessés, s'occuper de la logistique et monter au front pour se battre en cas de besoin, note Mathieu Guidère. On voit de plus en plus apparaître la figure de la femme combattante (Moudjahida), que ce soit derrière son ordinateur faisant la promotion de l'EI ou bien sous le drapeau noir de l'organisation en tirant à la kalachnikov."
Géraldine Casutt relativise néanmoins le fantasme de la "femme guerrière". Contrairement à ce qui se passe chez les Kurdes, les femmes du califat ne combattent pas aux côtés des hommes. "Cela s’explique par la règle de non mixité mais aussi parce que la femme n’ira au front qu’en dernier recours, c'est-à-dire seulement s’il n’y a plus assez d’hommes, précise-t-elle. Le jour où l’on verra des femmes sur les champs de bataille de l’État islamique, on pourra peut être alors parler d’affaiblissement ou de changement stratégique."
Elles veulent "changer le monde"
Tout aussi central dans la stratégie de l’EI, le rôle de rabatteur sur les réseaux sociaux peut aussi être confié à des femmes. Les futures "élues" ne sont pas choisies par hasard mais en fonction de l’intérêt qu’elles ont pu manifester, principalement sur Facebook, pour le profil de jihadistes notoires et en relayant des informations.
Sont-elles pour autant des femmes sous influence ? Certaines, marquées par une histoire personnelle et familiale difficile, peuvent être perçues comme des victimes, met en garde Géraldine Casutt. "Nombre d’entre elles ont fait ou prévoyaient de faire des études universitaires. Elles ne sont pas toutes mineures et surtout elles ne recrachent pas une idéologie. Elles se la sont appropriée, elles sont capables de la développer," martèle la chercheuse à l’EHESS. Elles ne se revendiquent d’ailleurs pas comme "califettes", un terme en vogue supposant une certaine naïveté, mais comme des révolutionnaires. Elles veulent "changer le monde", rétablir une certaine justice par le biais du jihad.
Faut-il pour autant redouter des vagues plus massives de départs vers l’Irak et la Syrie ? Pour Géraldine Casutt, cela dépendra de la capacité de l’EI à s’organiser en tant que société : "Plus l’EI montrera des signes de stabilisation comme la création d’institutions, plus l’organisation sera attractive et facilitera d’autres émigrations. Pas forcément pour combattre mais pour vivre en terre d’islam. Si on n’a pas de femmes, on n’a pas d’État. Elles seront un jour appelées à remplir d’autres rôles, en fonction des besoins stratégiques."
Dans une tribune publiée dans "Le Monde", Sasha Havlicek, directrice générale du think tank Institute for Strategic Dialogue, et Farah Pandith, chercheuse associée au Council on Foreign Relations, lancent un cri d’alarme. "Deux cents à 300 jeunes femmes européennes auraient rejoint l’EI et les femmes représentent aujourd’hui de 10 % à 20 % des combattants occidentaux venus de certains pays", écrivent-elle avant d’appeler à "examiner ce problème de façon urgente et beaucoup plus sérieuse que ne l’ont fait les autorités jusqu’à présent".
Un point de vue partagé par Géraldine Casutt : "Les femmes sont des composantes à ne pas négliger dans les activités terroristes. Il ne faut pas les sous-estimer. Peut-être que le prochain attentat en France ou en Europe sera mené par une femme. On n’en sait rien."