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Siège de Kobané : le volcan kurde se réveille en Turquie

envoyée spéciale en Turquie – Alors que la ville syrienne de Kobané est toujours assiégée par l’organisation de l’État islamique (EI), la question kurde redevient plus brûlante que jamais en Turquie, où se multiplient les manifestations de soutien. Reportage en images à Istanbul.

"Istanbul, c’est Kobané ! La résistance est partout, Kobané sera le cimetière de l’EI", crient les centaines de manifestants, réunis le 9 octobre sur la place Aksaray, non loin de la célèbre mosquée bleue d’Istanbul. Dans la foule, hommes, femmes, retaités ou étudiants, tous kurdes, à l’exception de quelques militants d’extrême gauche. Plusieurs centaines de personnes sont descendues dans la rue à l’appel du Parti démocratique populaire (HDP), la principale formation kurde de Turquie, pour crier leur colère contre Ankara et la communauté internationale, coupables à leurs yeux de ne pas arrêter le "massacre de Kobané".

L’assaut des jihadistes de l’organisation de l’État islamique (EI) sur l’enclave kurde de Kobané (aussi connue sous le nom Aïn el-Arab) en Syrie a mis le feu aux poudres en Turquie. Des heurts violents ont éclaté un peu partout entre la police et les militants pro-kurdes, révoltés par l’indifférence d’Ankara au sort de leurs frères du "Rojava", nom du teritoire qui pourrait s'apparenter à un "Kurdistan syrien". Depuis le 6 octobre, les manifestations se multiplient aux quatre coins de la Turquie. De Diyarbakir – la "capitale" kurde dans l’est du pays – à Istanbul, les affrontements ont provoqué la mort d’au moins 31 personnes en quatre jours, selon CNN türk.

À Istanbul, plusieurs quartiers se sont embrasés et les forces de l’ordre sont, depuis, sur le qui-vive. Des milliers de policiers suréquipés, épaulés par des chars, sont prêts à accueillir les manifestants à coup de lances à eau, matraques, bombes lacrymogènes, bombes assourdissantes. Un attirail qui ne décourage pas les manifestants. "J’étais là hier et je serai là demain s’il le faut, jusqu’à ce que Kobané soit libre. J’attends que la torture cesse", explique Serhat, un étudiant de 21 ans, originaire de l’est du pays.

"Erdogan utilise l’EI pour nous supprimer"

L’attitude de l’armée turque exaspère les manifestants. Non seulement les militaires n’agissent pas, mais ils verrouillent la frontière turco-syrienne pour empêcher les Kurdes de Turquie d’aller se battre aux côtés des peshmerga de l’YPG (unités de protection du peuple kurde) qui défendent Kobané avec acharnement depuis le 16 septembre. Pour eux, le message est clair : Recep Tayyip Erdogan, le président islamo-conservateur, encourage le massacre de leur peuple.

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"Erdogan utilise l’EI pour nous supprimer. Il leur donne des armes, il les soigne dans des hôpitaux, il paraît même qu’il leur fournit des appartements à Istanbul", chuchote, sur le ton de la confidence, une manifestante qui préfère taire son nom. "Mais nous, les Kurdes, personne ne nous protège", ajoute Sumbul Beltir. Cette mère au foyer de 43 ans est allée jusqu’à la frontière pour faire barrage de son propre corps et "empêcher l’EI de passer". Elle dénonce un drame humanitaire : "Les pays européens devraient agir contre ce massacre. Les jihadistes tuent les femmes et les enfants. Ils coupent des têtes et jouent au foot avec". Les rumeurs et la terreur vont bon train.

"C’est une guerre raciste. On veut nous éliminer", renchérit Seher Malkoç. À 34 ans, cette autre manifestante a résumé le sentiment qui étrangle la minorité kurde, forte de 15 millions d'individus dans le pays. L’histoire est vieille comme celle de la Turquie. Mais l’offensive jihadiste et l’ambiguïté d’Ankara ont rouvert des plaies mal refermées.

"Si le processus de paix n’aboutit pas, le pays sera à feu et à sang"

Kobané est devenue le symbole de la résistance acharnée qui galvanise les Kurdes de Turquie, mais aussi ceux d’Irak, de Syrie et de la diaspora. Si Kobané tombe, l’espoir d’un "Rojava" autonome, à l’image du Kurdistan irakien, s’écroule. L’enjeu est crucial pour le principal parti kurde de Syrie, le PYD, mais aussi pour son allié turc, le PKK, en conflit avec Ankara depuis 1984. "Les Kurdes de Syrie étaient en train de créer de facto une région autonome qui s’affirmait comme un modèle. Le rôle psychologique auprès des Kurdes est très important. La mort du "Rojava" signerait la mort des rêves d’autonomie des Kurdes de Turquie", explique le sociologue Ferhat Kentel, professeur à l’université Sehir d’Istanbul.

Politiquement, l’enjeu est considérable : le cessez-le-feu proclamé depuis 2013 entre le PKK et Ankara pourrait être suspendu. Depuis sa prison-île d’Imrali, le leader historique du PKK, Abdullah Öcalan, a annoncé : "Si Kobané tombe, le processus de paix est mort". L’ultimatum a été fixé au 15 octobre. Le compte à rebours a commencé et depuis Istanbul, les observateurs sont inquiets. "Si le processus de paix n’aboutit pas, le pays sera à feu et à sang", prédit Julide Yasar, activiste au sein du collectif citoyen DurDe ("Stop" en turc), engagé contre les nationalismes en Turquie.

"Les structures politiques et militaires kurdes sont en place. Les Kurdes montrent déjà les dents. S’ils n’obtiennent pas ce pour quoi ils se battent depuis 35 ans, la situation sera explosive", ajoute Julide, estimant que le pays n’a pas connu de telles tensions communautaires depuis 30 ans. Le volcan kurde est réveillé. Et avec lui, la flamme des nationalismes de tous bords.

La machine à peur est en marche

Sous l’ère Erdogan, Premier ministre de Turquie de 2003 à 2014 avant son élection à la présidence en août 2014, la "question kurde" s’était pourtant apaisée. Le temps de la négation de l’identité et des mesures autoritaires d’assimilation avaient pris fin. Le processus de paix a par ailleurs permis l’émergence d’une société civile et d’une classe moyenne kurde dynamique. Les Kurdes ont obtenu certains droits comme une radio et une télévision en langue kurde. Le terme même de Kurdistan, encore tabou il y a quelques années, s’est banalisé.

Pour autant, l’absence de perspectives politiques claires après 35 ans de conflit et une guerre qui a fait plus de 30 000 morts maintient les Kurdes dans une insécurité constante. Côté turc, la résurgence d’un climat insurrectionnel rend visible l’échec des négociations de paix avec le PKK, organisation classée terroriste qui reste, pour une grande majorité de la population, l’ennemi public numéro un.

Le 6 octobre au soir, des Kurdes ont brûlé un drapeau turc à Hakkari, dans l’est du pays. Un affront ultime pour les tenants la République, de son unicité et de son indivisibilité, hérauts du dogme fondateur d’"un État, un peuple, une langue". Le 7, des nationalistes turcs s’en sont pris au siège local du HDP, dans le quartier de Sultangazi, en banlieue d’Istanbul. L’attaque, à coup de jets de pierres et de bâtons, a blessé six personnes, selon un cadre du parti.

"L’État turc s’est construit sur l’idée d’une identité unique mais l’émergence d’un nationalisme kurde touche à ces fondements. Les Kurdes cassent l’image de l’unité de la nation", explique le sociologue Ferhat Kentel.

De l'unité qui se dégageait des manifestations au parc de Gezi à Istanbul en mai 2013 - le mouvement avait rassemblé une foule hétéroclite de nationalistes d’extrême droite, kamalistes, Kurdes, mouvements de la gauche révolutionnaire - il ne reste pas grand chose. Les manifestations en soutien à Kobané restent une "affaire kurde" qui pourrait rapidement devenir celle de tout un pays. Pour de nombreux observateurs comme acteurs de la vie politique, la prise de Kobané par les islamistes de l’EI pourrait signer, en Turquie, le début d’une guerre civile.

Tags: Kurdes, Turquie, Syrie,