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"La faute : une vie en Corée du Nord", plongée dans le pays le plus opaque du monde

Après trois séjours en Corée du Nord, le journaliste Michaël Sztanke a choisi de raconter en bande-dessinée son voyage dans le pays le plus fermé au monde. Un support graphique qui lui permet de relater "sans contraintes" cette expérience hors norme.

En tournant les pages, on croirait se balader dans un autre temps. Dans un roman d’Orwell ou de Bradbury. Et pourtant, le pays dans lequel nous emmène le journaliste Michaël Sztanke n’a rien de fictif. Après avoir passé plusieurs semaines en Corée du Nord, en 2009, 2012 et 2014, le reporter français a choisi de retranscrire son expérience hors-normes dans ce pays opaque en bande-dessinée. Non pas par facilité, plutôt par honnêteté intellectuelle : à Pyongyang, les journalistes ne peuvent filmer que ce qu’on leur dit de filmer et ne peuvent photographier que ce qu’on leur dit de photographier.

Dessiner et écrire permettaient de rester plus fidèles à la "réalité" d'un séjour encadré de bout en bout par les autorités, assure Michaël Sztanke. En mai 2014, le projet aboutit et la BD "La faute : une vie en Corée du Nord"* voit le jour. L’histoire - mêlant intrigue et documentaire – est d’autant plus passionnante que les témoignages venus de Corée du Nord sont rarissimes. Très peu de journalistes parviennent à décrocher un visa pour pénétrer dans l’un des États les plus fermés au monde.

FRANCE 24 : Le scénario de votre BD est assez original. Il mêle une fiction à un récit documentaire...

Michaël Sztanke : Tout à fait. Quand je suis rentré de mes différents voyages en Corée du Nord, j’étais frustré de ne pas avoir pu tourner ce que je voulais. J’ai décidé de contourner le problème et de raconter en bande-dessinée les coulisses de ces voyages.

Je me suis mis en scène et j’y ai ajouté une intrigue. Cette dernière est née après une discussion avec mon guide [nord-coréen, NDLR] lors de mon dernier voyage. Je lui ai demandé : "Mais que se passe-t-il si vous perdez votre badge ?" [Tous les citoyens nord-coréens portent obligatoirement, au niveau du cœur, sur leur veston, un badge à l’effigie du fondateur du régime Kim Il-Sung et Kim Jong-Il, le père de l'actuel dirigeant, NDLR]. Il m’a répondu : "On ne perd pas son badge". À partir de cette réponse, j’ai construit une histoire et imaginé toutes les conséquences kafkaïennes qui pouvaient découler de la perte de l'illustre insigne.

L’histoire raconte donc cela : la descente aux enfers d’un fonctionnaire nord-coréen qui, le jour des funérailles de Kim Jong-Il, ne retrouve plus son badge. Une perte considérée comme un acte de haute trahison. Ses supérieurs lui laissent dix jours pour effacer cet affront en devenant le guide exemplaire d'un étranger venu réaliser un reportage sur le pays : moi-même.

F24 : À partir de cette fiction, vous pointez des réalités assez tragiques…

M.S. : Oui. J'aborde, entre autres, le thème de la "culpabilité par association". Si un membre de votre famille est considéré comme un élément déviant, tous les autres parents de cette même famille sont eux aussi reconnus coupables de faute grave sur trois générations. En Corée du Nord, toute une famille peut se retrouver du jour au lendemain dans un camp de travail ou en prison.

C’est à partir de deux qualificatifs, "déviants" et "loyaux", que les dirigeants classent la population. Il faut savoir que la société nord-coréenne est divisée en 51 castes et en sous-catégories. Selon votre passé politique, selon vos liens familiaux, vous rentrez dans des cases. Plus vous êtes considéré comme un élément loyal au régime, plus vous faites partie des hautes catégories, plus vous avez des privilèges, comme celui d’habiter à Pyongyang. Pour habiter la capitale nord-coréenne, il faut avoir montré, sur plusieurs générations, une loyauté sans faille au régime.

Dans la BD, je reviens aussi sur le sort des criminels. Lors d’un de mes voyages, j’ai demandé à un agent : "Qu’est-ce que vous faîtes des criminels ?" Mon guide ne m’a pas répondu mais un autre s’est levé et a mimé sous mes yeux une exécution. Il m’a pointé du doigt en faisant le signe du fusil avec ses mains. Avant de me lancer : "Mais on leur tire dessus, bien sûr ! On leur tire dessus". Là-dessus, il n’y a pas de tabou.

F24 : Vous parlez aussi de la situation tragique des Nord-Coréennes qui réussissent à s’échapper du pays pour passer en Chine…

M.S. : Oui, mais attention, ce n’est pas une généralité. J’ai eu l’occasion de rencontrer des réfugiés nord-coréens en Corée du Sud. Parmi eux, une femme m’a raconté l’histoire de certaines de ses compatriotes qui, une fois passées la frontière, sont revendues par leur passeur à des paysans célibataires chinois. Je l’ai mis dans la BD. Il y a des cas de viols, d’esclavage sexuel. C’est une réalité mais nous n’avons pas de chiffres sur ces faits.

F24 : On note aussi quelques éléments "humoristiques" dans votre BD, comme votre visite au delphinarium de Pyongyang ou votre séance de cinéma où on vous empêche d’aller aux toilettes…

M.S. : Oui, vous pouvez m’imaginer assez dépité d’avoir fait 9 000 km pour voir des dauphins… La scène au cinéma était assez incroyable. Ils projetaient un film de cape et d’épée de 2h40 et au bout d’une heure, j’ai demandé au guide de sortir pour aller aux toilettes, il m’a dit : "Non, vous ne pouvez pas. Et puis les portes sont fermées". Il a ajouté : "Vous n’êtes pas respectueux si vous sortez maintenant". Tous ces dialogues ont bien eu lieu dans la réalité.

Je n’ai pas choisi d’aller au cinéma ou au delphinarium. Ce sont les autorités qui ont décidé de tout. Je n’ai d’ailleurs même pas choisi à quelle date je partais en Corée du Nord. Les autorités imposent des dates de voyage et leur durée. Une fois arrivé dans le pays, vous êtes immédiatement pris en charge par des guides, des agents du ministère des Affaires étrangères. Ils établissent un programme jour par jour, heure par heure. Vous n’êtes jamais seul. Les guides restent même dans votre hôtel, ils ne rentrent pas chez eux le soir. Ils vous surveillent 24 heures sur 24.

F24 : D’un point de vue journalistique, cela a dû être assez frustrant…

M.S. : Oui, évidemment, nous ne sommes pas libres de nos mouvements. Et puis, lorsque nous posons des questions, nous avons des réponses de propagande, des questions toutes faites... Mais, nous avons quand même des réponses. La vérité est impossible à obtenir. Nous ne pouvons jamais savoir si ce qu’on nous dit est vrai ou pas. Par exemple, j’ai demandé à mon guide s’il y avait de la délinquance en Corée du Nord. Il m’a répondu "Oui, oui, un ou deux délinquants". J’ai répondu : "Un ou deux délinquants sur 24 millions d’habitants ?", il n’a pas cillé : "Oui, oui, nous avons une justice pour ça"… Parfois ils ne savent pas quoi répondre, alors ils répondent n’importe quoi.

On ne peut pas non plus filmer dans la rue. Si l’on croise par exemple des tramways bondés, on ne peut pas les photographier. C’est interdit parce que ça donne une mauvaise image du pays. Et puis, évidemment, tout ce qu’on visite est "modèle" : une ferme "modèle", une famille "modèle"… Reste que sur les bords des routes, à la campagne, j’ai quand même entraperçu la pauvreté, le dénuement, mais on ne peut pas en savoir plus. Je n’ai jamais pu aller dans un village.

F24 : Avec quel sentiment rentrez-vous de ces voyages en Corée du Nord ?

M.S. : Pas seulement avec de la frustration. Parce que l’on sait à l’avance à quoi s’attendre. Le sentiment général, c’est évidemment la sensation d’être dans un pays fermé et très dur avec un régime omniscient. Il y a des milliers de portraits des dirigeants. 

Mais au cours de mes différents voyages [en 2009, 2012 et 2014, NDLR], j’ai pu voir une évolution de la vie à Pyongyang. Il y a même une évolution économique. Par exemple, la première fois où je suis allé en Corée du Nord, il n’y avait pas une voiture dans les rues. Maintenant, il y a des embouteillages. Il n’y avait aucune infrastructure touristique, maintenant il y a des centres de loisirs et de sport. C’est un pays déroutant, à tous points de vue.

*"La faute : une vie en Corée du Nord" (Ed.Delcourt)
Scenario : Michaël Sztanke - Dessin : Alexis Chabert