Depuis la présentation par le gouvernement de la "charte des valeurs", la polémique enfle au Québec. Alors que le projet à pour but d'encadrer le port des signes religieux par les employés d'État, des critiques dénoncent une loi discriminatoire.
Censée apaiser les tensions entre les différentes communautés du Québec, la "charte des valeurs" présentée mardi 10 septembre par le gouvernement de la province francophone a eu l’effet inverse. Depuis son dévoilement par Bernard Drainville, le ministre des Institutions démocratiques, ce projet de loi, qui vise à promouvoir la laïcité et qui préconise notamment "d’encadrer le port des signes religieux ostentatoires pour le personnel de l'État durant les heures de travail", a provoqué un flot de critiques.
- Modifier la charte québécoise des droits et des libertés de la personne
- Énoncer un devoir de réserve et de neutralité pour le personnel de l'État
- Encadrer le port des signes religieux ostentatoires
- Rendre obligatoire le visage à découvert lorsqu'on donne ou reçoit un service de l'État
- Établir une politique de mise en oeuvre pour les organismes de l'État
L’opposition québécoise a rapidement dénoncé ce qu'elle juge être des mesures intolérantes. Selon le chef du Parti libéral du Québec, Philippe Couillard, ce projet sème en effet "inutilement la discorde" parmi la population. En faisant référence à la possible "interdiction du port de signes religieux facilement visibles (croix, hijab, kippa, etc…)", il estime que "c'est une stratégie assez étrange de penser bâtir une société inclusive sur la discrimination à l'embauche dans la fonction publique" et qu'il faut mieux "laisser le code vestimentaire au vestiaire".
Les membres des différentes communautés religieuses du Québec se sont aussi empressés d’exprimer leur désaccord. Comme le rapporte Radio-Canada, le président du Conseil musulman de Montréal, Salam Elmenyawi, "s’est dit déçu et choqué". L’organisation juive B’nai Brith Canada a également critiqué une loi "qui brime le droit à l’expression religieuse des minorités".
Pauline Marois au cœur de la tourmente
Au sein même de la population, cette "charte des valeurs" est également bien loin de faire l’unanimité. Dans un pays très attaché à la liberté de religion et à son multiculturalisme, cet encadrement des pratiques religieuses est mal perçu. Alors que des intellectuels de tous les horizons politiques ont produit un manifeste contre la charte et recueilli près de 3 000 signatures en 24 heures, des internautes se sont aussi déchaînés sur les réseaux sociaux à l’encontre du gouvernement de Pauline Marois, leader du Parti québécois.
"Indignée du recul de notre société et d'un gouvernement qui ne fait qu’abdiquer à rendre notre monde meilleur", a ainsi réagi @klapatrie sur Twitter. "Sur la laïcité, le gouvernement Marois veut importer la méthode française : créer des problèmes qui n'existent pas", critique pour sa part @benoit_brault en faisant référence à la loi contre le voile islamique dans les écoles françaises. Alors que paradoxalement, les autorités refusent de retirer un crucifix accroché dans l'Assemblée nationale québécoise, @MakwaBouchard se demande de son côté s'il n'y a pas deux poids deux mesures : "Tant que la croix restera à l'Assemblée Nationale, la charte des valeurs sera une croisade raciste contre des boucs émissaires".
Plusieurs pages Facebook ont aussi été créées en opposition à ce projet et appellent à une manifestation samedi 14 septembre à Montréal pour dire non à "une nouvelle charte liberticide, discriminatoire et islamophobe".
"Ça fait partie de mon identité"
Pour mieux illustrer le rejet de ce projet, les médias québécois sont aussi allés à la rencontre de membres de plusieurs communautés, directement concernés par ces mesures. Interrogé par le journal "la Presse", Sanjeet Singhu Saluja, un urgentiste dans un hôpital public, de religion sikh, ne cache pas qu’il pourrait envisager de quitter la province si la loi est adoptée : "Enlever mon turban, ce serait comme me couper un bras. Ça fait partie de mon identité. (…) Je veux rester ici le plus longtemps possible, parce que je suis fier d'être un Québécois. Mais si je ne suis plus capable de travailler au Québec, je partirai". Sur l’antenne de Radio-Canada, Dalila Awada, une jeune étudiante voilée qui veut devenir enseignante, explique pour sa part qu’elle pourrait changer de carrière : "Je dois reconsidérer mes options, Je trouve ça dommage que certaines portes vont m'être fermées sur la base de considérations superficielles comme le fait de porter un foulard".
Pour faire entendre leur voix, ces opposants à la "charte des valeurs" peuvent compter sur le soutien du gouvernement fédéral canadien qui n’a pas caché son désaccord avec le Québec. Par la voix de Jason Kenney, le ministre canadien de l’Emploi et du Multiculturalisme, Ottawa a promis de défendre la pratique de la foi : "Si cette charte vient à avoir force de loi au Québec, elle sera examinée par le ministère fédéral de la justice pour déterminer si elle viole la liberté de religion, protégée par la constitution canadienne (NDLR : non reconnue par le Québec)".
Le projet de loi devrait être présenté cet automne au Parlement québécois, mais son adoption est loin d’être acquise car le gouvernement de Pauline Marois n’est pas majoritaire à l’Assemblée nationale. Malgré les remous et l’incertitude autour de ce vote, la Premier ministre continue de défendre sa politique. "Je suis fière de la proposition de charte que nous avons déposée. Nous avons travaillé très fort pour déposer un document équilibré. Le débat est ouvert, les gens pourront s’exprimer. Je souhaite que ce débat se fasse de façon la plus sereine possible parce que nous devons baliser les règles du vivre ensemble", a-t-elle ainsi déclaré mercredi en réponse aux critiques.
Pour conforter sa position , la chef du Parti Québécois peut s’appuyer sur de récents sondages. Bien que la charte suscite un important débat, 58% des Québécois se disent favorable à son application, selon une étude menée par l’Institut Léger en août, avant le dévoilement complet du projet de loi. Comme le résume Jean-Marc Léger, le président de cette firme de sondage, dans le "Journal de Montréal", il y a finalement "un grand écart entre ce que les élites disent et ce que le peuple pense". Selon lui, la division autour de cette question se situe véritablement au niveau des différentes composantes communautaires du Québec : "Il y a un vrai fossé entre les perceptions des différentes communautés. Les francophones s’opposent massivement aux accommodements religieux, alors que les anglophones sont fortement en faveur (…) Plus on est âgé, plus on est éloigné des centres, plus on est francophone et plus on souhaite une charte des valeurs. Plus on est Montréalais, jeune et anglophone et plus on s’y oppose".