, envoyée spéciale à Essaouira – Le festival de musique gnaoua, à Essaouira, attire des centaines de milliers de spectateurs venus du monde entier, mais surtout des grandes villes marocaines. Parmi eux, beaucoup de jeunes en quête d'une bulle d'oxygène.
Pas besoin de derviche tourneurs pour s'enivrer à Essaouira. Dans cette ville portuaire du Maroc, ce sont les qarqabus, sorte de castagnettes métalliques, qui font tourner les têtes. La rythmique obsédante et incessante de ces qarqabus et du guembri*, les mélopées invoquant les saints de l'islam soufi de la confrérie gnaoua, emplissent les rues, les échopes, la plage et les grandes scènes durant les quatre jours du festival de musique gnaoua (du 20 au 23 juin 2013). Les jeunes viennent de Casablanca et de Rabat pour y goûter l'envoûtement de la musique, recevoir la "baraka" (bénédiction, NDLR) des maîtres gnaoui - appelés "maâlem" - et trouver la liberté le long de la mer, loin des soucis des grandes métropoles et des pressions du gouvernement islamiste.
Najib est venu de Kenitra (ouest du Maroc) avec son copain pour assister au festival, après un long périple de 10 heures de train et de bus. Ce jeune homme âgé de 22 ans cherche à Essaouira la transe gnaoua, le contact avec d'autres jeunes et une "dose de liberté" durant les quatre jours de festivités. Morad, Adel et Ghezlène, eux, sont venus de Casablanca et de Meknès (nord), ont loué une maison dans la médina, et viennent "passer les soirées et les nuits sur la plage, danser, être libre".
Il n'y a pas que le soufisme gnaoua qui attire à Essaouira. Il y a la ville elle-même, le souvenir du passage de Jimi Hendrix en 1968 - devenu un mythe local -, sa période hippie dans les années 70, toute une histoire qui déteint sur le festival et lui donne son cachet "Woodstock". Lors de la première édition, en 1998, les jeunes campaient sur la plage et dans la médina, les concerts étaient ponctués de coupures d'électricité, et aucun service de sécurité ne venait entraver la symbiose entre festivaliers, maâlems gnaoui et artistes occidentaux, tel le guitariste de rock français Louis Bertignac, venu "fusionner" sa musique avec celle de la tradition gnaoua.
Oublier le quotidien
Seize éditions de festival plus tard, l'hôtellerie s'est développée. Le festival s'est structuré et institutionnalisé, est passé d'un budget de 60 000 euros à 1,5 million grâce au mécénat de grandes entreprises marocaines comme Méditel. L'événement a reçu la bénédiction du roi Mohammed VI, les forces de sécurité marocaines quadrillent la médina pour éviter tout débordement et tout risque terroriste. Certains en concluent que le festival Essouira y a perdu son âme subversive.
Mais la jeunesse marocaine est toujours au rendez-vous et y trouve son compte. Tous n'ont pas participé au mouvement du 20 février 2011, quand avait soufflé un vent de contestation pour réclamer plus de démocratie dans le pays. Sans être forcément politisés, ils veulent vivre autrement le temps du festival, sans distinction de sexe, s'habiller comme ils le souhaitent, assumer dreadlocks et boucles d'oreilles. Ils viennent oublier leur quotidien, comme Najib qui peine à trouver un emploi malgré ses études supérieures en fabrication mécanique. Ou encore Morad, qui ressent un cloisonnement entre classes sociales et a l'impression que le champ des libertés "s'est restreint" depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement islamiste d'Abdelilah Benkirane, en novembre 2011.
Trop populaire pour être remis en question
Existe-t-il un tiraillement entre cette vaste manifestation soufie et le gouvernement en place ? Officiellement non. Alors que des zaouias (édifices religieux soufis, NDLR) et des monuments soufis sont détruits en Tunisie et en Libye, le Maroc semble savoir préserver sa diversité culturelle ou religieuse. Bien sûr qu'il existe des pressions des islamistes, mais ceux-ci sont peu nombreux. Et le festival d'Essouira est trop populaire au Maroc, trop connu à l'international, pour qu'ils osent le remettre en cause, explique-t-on dans l'entourage du roi Mohammed VI.
Par le passé, les islamistes avaient exprimé leur désaccord, se souvient Neila Tazi, directrice et productrice du festival. "Il y avait des attaques verbales, dans les journaux et de divers courants islamistes au démarrage du festival en 1998. Plus que le contenu artistique ou la musique gnaoua, c'était l'espace de liberté que les jeunes trouvaient au festival qui les dérangeait. Que tous les jeunes dorment sur la plage, qu'ils puissent s'exprimer, s'habiller, évoluer comme ils le souhaitent."
Avec le temps, Essaouira se serait-elle assagie au point de ne plus déranger les islamistes ? Disons plutôt que la ville est un lieu préservé, où peut débarquer la jeunesse marocaine en quête d'oxygène. "C'est une petite ville très connue, qui a pour langage la musique, et où les gens vivent comme ils le veulent. Il n'existe qu'un islam. Je ne comprends pas ceux qui veulent diviser", confie l'un des fondateurs du festival, le mâalem Abdeslam Alikkane. Lui vit toute l'année dans cette ville côtière où se côtoient quotidiennement soufis gnaouas et islamistes radicaux. La citadelle semble protégée : du vent par les murs de la médina et de l'intégrisme par le souffle du passé.
Reportage tourné lors du festival d'Essaouira 2012.
Images : Priscille Lafitte / FRANCE 24
*Le guembri est l'instrument du mâalem, qui produit le son d'une basse grave et sourde. Il est fabriqué à partir d'une caisse de résonance en acajou ou en noyer, recouverte d'une peau de dromadaire et de trois cordes tirées des intestins du bouc