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Une erreur de calcul sur Excel relance le débat sur l’austérité

Une étude de 2010 souvent citée pour justifier les politiques d’austérité est remise en cause : une erreur sur Excel a faussé certains résultats. Deux économistes s’interrogent pour FRANCE 24 sur la portée de la polémique.

Les choix économiques de décideurs politiques du calibre de l’ancien secrétaire américain au Trésor Timothy Geithner ou du commissaire européen aux Affaires économiques Olli Rehn viennent-ils d’être remis en cause par un simple article universitaire ? C’est ce qu’affirment depuis 48 heures tous ceux ou presque qui s’opposent à la rigueur. Les travaux au cœur de cette polémique ont été publiés mardi 16 avril par les économistes de l’université du Massachusetts Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin. Ils remettent en cause un autre article, rédigé lui en 2010, par Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff. Ces deux anciens économistes du Fonds monétaire international (FMI) affirment que des pays dont l’endettement dépasse, sur le long terme, 90% du PIB ont une croissance moins importante que les États aux finances plus saines.

Énième querelle d’économistes ? Non car l’article litigieux a souvent été cité comme référence pour justifier l’austérité. Les trois économistes qui viennent le critiquer relèvent plusieurs erreurs aussi grossières qu’une faute dans une feuille de calcul Excel.

La machine médiatique s’est alors emballée. “Combien de chômage a été provoqué par l’erreur arithmétique de Reinhart et Rogoff?”, s’interrogeait ainsi, mercredi 17 avril, Dean Baker, le codirecteur du Center for Economic and Policy Research. Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont reconnu, mercredi soir, qu’il y avait bel et bien une erreur de calcul Excel. Ils affirment en revanche que leur conclusion générale reste valable.

FRANCE 24 a demandé à Hubert Kempf, professeur à l’école normale supérieure de Cachan et membre de l’École d’économie de Paris, et à Jean-Bernard Châtelain, directeur-adjoint du Centre d'économie de la Sorbonne et membre de l'École d'économie de Paris, d’expliquer quelle est l’importance de cette guerre d’économistes. Des points de vue très différents.

Quel est l’importance des travaux de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff mis aujourd’hui en cause ?

Jean-Bernard Châtelain : L’article litigieux est en fait assez simpliste et sûrement pas du niveau de ce qu’on est en droit d’attendre d’économistes d’une telle renommée. Son importance vient du fait qu’il expose les choses de manière aisément compréhensible, ce qui explique pourquoi les décideurs politiques s’en sont emparés. Ce texte leur donnait une justification facile aux politiques de rigueur.

Hubert Kempf : Il s’agit d’un article de cinq pages publié en 2010 dans l’"American Economic Review". Il avait été précédé d’un document de travail de 26 pages publié par le National Bureau of Economic Research et développé par la suite dans le "Journal of Ecomic Perspective". C’est donc un élément d'une réflexion très importante et de longue haleine sur les mécanismes des crises. En l’occurence, Reinhart et Rogoff se contente d’établir une corrélation entre le niveau de la dette d’un pays et sa croissance.

Est-ce que les critiques des trois économistes sont une réfutation de l’article original ?

H. K. : En refaisant eux-mêmes les calculs, ils arrivent à un résultat différent sur un point : le taux de croissance moyen des pays dont la dette sur le long terme dépasse 90% du PIB est, d’après eux, de 2,2% et non pas -0,1% comme l’affirment Reinhart et Rogoff.

C’est certes une différence qui peut avoir un impact important dans la vie économique d’un pays. Mais la conclusion générale des travaux d’origine n’est pas remise en cause : les pays les plus endettés ont une croissance plus faible que ceux qui le sont moins. Et puis ces nouvelles conclusions ne sont pas non plus paroles d’évangile !

J.-B.C. : Pour moi, c’est une réfutation claire. L’article de 2010 affirme qu’au-delà d’une dette de 90% de PIB, la croissance chute sensiblement, tandis qu’Herndon, Ash et Pollin démontrent que l’endettement n’a aucun impact sur la croissance si la dette se situe entre 30% et environ 120% du PIB. C’est une différence de taille qui a potentiellement un impact important sur les politiques budgétaires à mener.

La polémique autour d'une révision des politiques d'austérité à cause de ce nouvel article se justifie-t-elle ?

H.K. : L’article de Reinhart et Rogoff ne justifie pas les politiques de rigueur. Ils mettent simplement en lumière une corrélation entre niveau de dette et croissance. Ils ne concluent pas à une causalité et rien n’exclut que c’est, en fait, une faible croissance qui est à l’origine du fort niveau de dette et non pas l’inverse.

L’utilisation polémique par des républicains américains de cet article pour justifier l’austérité [il avait notamment été cité durant la campagne de 2012 par le candidat républicain à la vice-présidence Paul Ryan, NDLR] est une prise de liberté avec la rigueur universitaire. C’est pareil avec Paul Krugman [le prix Nobel d’économie de 2001 se bat contre les politiques de rigueur qui découleraient de cet article, NDLR] qui ne peut pas tordre ainsi le message économique en disant que le nouvel article justifie un changement de politique économique.

J.-B.C. : Personnellement, si j’étais un décideur politique et que j’avais entre les mains l’article de 2010, j’opterais pour la rigueur. Donc en ce sens, la remise en cause de ces travaux est aussi une critique de l’austérité. Mais le problème, à mon sens, est encore plus large. L’article de Reinhard et Rogoff visait à complaire aux décideurs politiques en offrant une justification simple qui allait dans le sens du vent économique de l’époque. Qu’une telle simplification a pu rencontrer un tel écho doit interpeller.