
Aimen Bohli est Tunisien. Blessé à l’œil par des chevrotines lors des manifestations violemment réprimées en novembre à Siliana, en Tunisie, il a été opéré à Paris. Amer, il revient sur ces événements qui resteront gravés dans son esprit.
L’œil droit d’Aimen Bohli est masqué par une épaisse gaze, protégée par une coque de plastique. L’homme de 31 ans ne sourit que rarement. Son visage est grave. Il porte encore les stigmates des nombreuses décharges de chevrotine qui l’ont touché au visage le 28 novembre dernier à Siliana, en Tunisie, lors d’une manifestation. À la fin de l’automne, cette ville déshéritée de 25 000 habitants, située à 140 kilomètres au sud-ouest de Tunis, a été le théâtre de violents affrontements entre une jeunesse en quête d’avenir et les forces de l’ordre.
"Il s’agissait d’une manifestation pacifique, un appel au développement de la région de Siliana", raconte Aimen à FRANCE 24. Dans la ville, l’homme possède un restaurant, une boutique de vêtements et gère le marché hebdomadaire. Environ 70 personnes travaillent pour lui. "Cette région est très pauvre, et le gouvernement ne s’en préoccupe absolument pas", poursuit-il. "Nous avons décrété une grève générale, mais dès le premier jour de notre manifestation, nous avons été accueillis à coups de gaz lacrymogène. Les policiers ont frappé tout le monde. Enfants, vieillards… Ils n’ont épargné personne. Nous, on voulait juste que Siliana ne soit pas oubliée par les pouvoirs publics", ajoute l’homme, animé par une colère sourde.
"Le but des policiers était clairement de nous blesser"
Au matin du deuxième jour de manifestation, l’atmosphère se tend davantage. Le nombre de policiers mobilisés est encore plus important que la veille, raconte-t-il. Mais les manifestants persistent et vont crier leur colère sous les fenêtres du gouvernorat. "Quand les policiers sont arrivés, tout le monde a pris la fuite, témoigne-t-il. Mais ils ont quand même lancé des gaz lacrymogènes. Trois d’entre eux avaient des fusils à chevrotine. Ils ont tiré dans la foule en fuite. Sans considération, ils visaient les manifestants au visage, pas aux jambes. Leur but n’était pas de nous disperser : nous l’étions déjà. Leur but était clairement de nous blesser". C’est à ce moment qu’Aimen a été touché. En plein visage.
Il a d’abord été hospitalisé à Siliana, puis soigné dans un hôpital spécialisé en ophtalmologie à Tunis. Face à la gravité de ses blessures, le gouvernement tunisien l’a finalement envoyé au Val-de-Grâce, à Paris, où il a subi plusieurs opérations de l’œil. "J’ai rencontré le ministre [tunisien, ndlr] de la Santé sur un plateau télé. Il a dit 'pour que tes yeux soient sauvés, je t’envoie en France'", raconte Aimen. Quatre blessés de Siliana, sur la vingtaine qui ont été touchés aux yeux, sont transférés. Mais trop tard. Quand ils arrivent à Paris, vingt-cinq jours se sont écoulés depuis ce sanglant jour de novembre. Les lésions oculaires sont désormais trop graves pour pouvoir être soignées. Tous ont perdu la vue de leur œil blessé. Le plus jeune est âgé de 15 ans.
"L’État ne veut pas que cette affaire prenne trop d’ampleur"
Malgré le pessimisme des médecins, Aimen garde un espoir : un ophtalmologue belge hautement renommé qui, paraît-il, fait des miracles. Encore faut-il que le gouvernement tunisien accepte de prendre en charge une consultation, et l’éventuelle opération. "Je veux que le gouvernement tunisien fasse tout son possible pour que je puisse retrouver la vue. Il a le devoir de prendre en charge le traitement de A à Z", poursuit l’homme. Mais son beau-frère Tarek, qui l’accueille en France, n’y croit pas vraiment : "Le gouvernement n’a pas envoyé quelques blessés à Paris pour les soigner, mais pour calmer Siliana", assure-t-il.
Il en donne pour preuve la précipitation avec laquelle les trois autres Tunisiens blessés et soignés à Paris ont été rapatriés, quelques heures seulement après avoir subi des opérations. "Toute cette précipitation s’explique par le fait que cette affaire va être médiatisée, estime Aimen Bohli. Les citoyens tunisiens ne peuvent pas, et ne vont pas laisser passer ça. L’État a voulu faire taire les rumeurs, il a voulu éviter que cette affaire prenne trop d’ampleur, donc il a fait mine de s’occuper des blessés. Mais en réalité, il ne les a pas pris en charge comme il faut".
S'il sait que les chances de retrouver la vue sont faibles, Aimen lutte pour conserver son optimisme. "Il faut espérer le changement en Tunisie, assure-t-il. Je veux rentrer au pays dans la fierté et la dignité". Mais le dépit et l’amertume sont prégnants. Notamment dans la fiole qu’il triture constamment entre ses mains, dans laquelle tinte le dernier plomb ôté de son œil, mais également dans ses mots, durs à l’égard de son pays. "La révolution [qui a abouti, le 14 janvier 2011, à la chute du dictateur Ben Ali, ndlr] n’a rien changé. C’est même pire qu’avant. Je n’aurais jamais pensé que ça, tirer sur les manifestants, puisse arriver maintenant. C’est comme un retour en arrière", lâche-t-il. "Mais je ne regrette pas d’avoir manifesté. Il faut que les conditions de vie changent à Siliana. Et même si je devais perdre mon autre œil, je le referais".