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Locaux inadaptés, financement insuffisant, lourdeurs administratives... Cinq ans après l'instauration de l'autonomie des universités en France, le corps enseignant s'alarme de la situation de l'enseignement supérieur dans l'Hexagone.

"Nous avons de beaux locaux, mais nous ne pouvons pas allumer le chauffage." Assise près d’un radiateur électrique d’appoint, Nathalie Montoya, enseignante-chercheuse de 35 ans à Paris-Diderot, peine à s’enthousiasmer pleinement des bâtiments flambant neufs du 13e arrondissement où son université prend progressivement ses quartiers depuis un mois. Le nouveau site a beau répondre à tous les critères du confort moderne, la peinture fraîche qui recouvre les murs masque difficilement le malaise qu’éprouvent aujourd’hui les enseignants-chercheurs français.

Alors qu’une nouvelle loi sur l’enseignement supérieur et la recherche doit être présentée en janvier, des enseignants-chercheurs ont publié, le 25 novembre, dans Libération, sous le pseudonyme de Marc Sympa, une retentissante tribune dans laquelle ils dénoncent la paupérisation des facultés de l’Hexagone en égrainant les contrariétés, frustrations et désillusions qui jalonnent leur quotidien. Salles de cours inadaptées, fermeture annoncée de bibliothèque, recherche incessante de financement… Pas de quoi concurrencer les prestigieux établissements anglo-saxons qui dominent, chaque année, les classements des meilleures universités mondiales (voir encadré ci-dessous).

"On touche le fond, se désole Nathalie Montoya. Moi, je vais être bientôt obligée de mener des travaux dirigés dans des classes de 50 étudiants, alors qu’ils n’étaient que 25 avant. On nous dit : ‘Faites comme vous pouvez avec vos moyens’. Alors on bricole, mais toujours au détriment de la pédagogie." En poste depuis 2010, la jeune professeure en politique culturelle exerce son métier dans une université déficitaire. Durant deux années consécutives, les comptes de Paris-Diderot, comme ceux d’une vingtaine d’autres facultés du pays, ont insidieusement plongé dans le rouge. En 2012, le trou a atteint 2,6 millions d’euros sur un budget global de 300 millions d’euros. Une situation pour le moins précaire que le corps professoral impute, dans sa grande majorité, à la fameuse loi sur l’autonomie des universités (LRU) mise en place en 2007 afin de redynamiser un enseignement supérieur jugé moribond et peu innovant.

"L a moitié de notre temps est occupée à ne pas travailler"

Le décrochage français des classements mondiaux

En 2012, seules 20 facultés de l’Hexagone pouvaient se targuer de figurer dans le prestigieux classement des 500 meilleurs établissements que dresse chaque année l’université Jiao-Tong de Shanghaï.

La première fac française du classement, Paris-Sud, pointe à la 37e place. Suivent derrière Pierre-et-Marie-Curie (42e) et Aix-Marseille (101e).

Promulguée sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy, la "loi Pécresse" confère aux établissements des responsabilités qui appartenaient jusqu’alors à l’État. Entre désormais dans le domaine de compétences des présidents d’établissement la gestion de l’intégralité du budget, dont une importante part est dévolue à la masse salariale. Seulement voilà, comme elles ne prennent pas en compte l’ancienneté du personnel, les dotations accordées aux universités sont souvent en-deçà des charges. "Résultat, un professeur qui part à la retraite va être remplacé par un maître de conférence qui coûte moins cher, déplore Patrice Vermeren, directeur du département de philosophie de l’université Paris-VIII. Si bien qu’on se retrouve avec un taux d’encadrement faible."

À la tête de facultés sous-financées, les présidents invitent dès lors leurs professeurs à monter des projets susceptibles de capter des fonds supplémentaires. "La moitié de notre temps est occupée à ne pas travailler, regrette Patrice Vermeren. Autrefois dévolu à la recherche, notre professorat est consacré à la préparation perpétuelle de projets qui sont sans cesse évalués et notés. Nous devenons des machines à apprécier et à être évalués."

D’ordinaire partagés entre l’enseignement (cours, suivis des étudiants, direction et soutenance de thèses) et la publication d’articles, les professeurs d’université se retrouvent aujourd’hui assignés à des tâches administratives qu’ils jugent "chronophages". "J’ai mis un mois à monter un projet européen sur les violences faites aux femmes qui, finalement, n’a pas été retenu. Ce mois, c’est autant de temps que j’aurais pu utiliser pour mes propres recherches", témoigne Azadeh Kian, professeur en sociologie et sciences politiques à Paris-Diderot.

Misère de la philosophie

En adepte de la méritocratie "made in USA", pays où elle a enseigné plusieurs années, Azadeh Kian faisait partie de ceux qui, parmi les enseignants-chercheurs, se réjouissaient de l’émulation que laissait promettre la LRU. "J’étais favorable à la mise en place des mesures d’encouragement en France où on traite de la même manière un professeur qui se contente de donner des cours et celui qui s’implique dans des programmes de recherche. Mais la LRU n’a pas fourni le financement à la hauteur de ses ambitions."

Faute d’argent suffisant, "les disciplines sont en concurrence. Chaque instance essaie de piquer un poste aux autres", constate, amer, Patrice Vermeren, à la tête d’un département fondé en 1969 par Michel Foucault, dont l’aura et la réputation allaient bien au-delà des frontières hexagonales. Autrefois fréquentée par des stars internationales de l’intelligentsia française, tels Gilles Deleuze ou Alain Badiou, l’unité philosophie de Paris-VIII a beau avoir sous sa coupe 150 étudiants en premier cycle, 300 élèves en master et autant de doctorants, elle ne dispose aujourd’hui que de trois salles de classe défraîchies, dont deux sans fenêtres.

Parent pauvre de l’enseignement supérieur, la philosophie n’apparaît pas comme la priorité d’une LRU dont l’ambition fut également d’encourager la recherche des fonds privés. Sur les 300 étudiants rédigeant actuellement leur thèse à Paris-VIII, seul un ou deux ont pu bénéficier cette année d’une allocation de recherche d’environ 1 250 euros mensuels. "Or aujourd’hui, on nous dit : il faut que les doctorants soient financés. Mais qui, dans le privé, va payer un étudiant en philosophie ? Cela n’a aucun sens."

"Le niveau de bureaucratisation et la multiplication des instances de pilotage sont tels que nous en arrivons à des absurdités, observe pour sa part Nathalie Montoya. Certains dossiers ont été évalués selon la méthode marketing SWOT censée analyser la force, la faiblesse, l’opportunité et la menace d’un projet ! Ce n’est pas tant la LRU qu’il faut supprimer que la logique qui est derrière. Car en important des outils de gestion et de contrôle du monde de l'entreprise, c'est notre métier que l'on vide de son contenu."