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Carmen revient à Paris... en blonde décolorée

La nouvelle mise en scène de Carmen à Paris, du 4 au 29 décembre, portée par Yves Beaunesne, attire les foules. L'Opéra Bastille affiche complet. Et pour cause, l'œuvre, française, la plus jouée au monde n'y avait pas été représentée depuis 10 ans.

Qui peut croire que l'opéra Carmen, partition française de Georges Bizet qui date de 1875 et qui est la plus jouée au monde, peut encore agiter les passions du Tout-Paris ? Il suffit que l'Opéra de Paris ne programme pas cette œuvre addictive pendant 10 ans pour créer une attente forte, voire un manque. Toutes les dates sont complètes. Rarement répétition générale, trois jours avant la première représentation qui s'est tenue le 4 décembre, n’avait attiré autant de curieux. Mais après trois heures de spectacle, le couperet tombe : le metteur en scène Yves Beaunesne se fait copieusement huer, au moment où il courbe la nuque pour saluer la salle.

Le parti pris d’Yves Beaunesne n’est pas commun, mais il se tient : placer l’action de Carmen dans l’Espagne du milieu des années 1970, quand le pays se défait du franquisme et laisse éclater les mots liberté et création. Quand la société permet aux milieux interlopes de sortir au grand jour et de questionner la rigidité morale en vigueur. L’Espagne de la Movida. Celle portée au cinéma par Pedro Almodovar. "Almodovar me parle, notamment parce qu’il a cet amour invraisemblable des femmes, qu’il magnifie. Elles sont belles, fortes et violentes, elles ont toutes les qualités et les défauts du monde. Toutes sortes de choses qu’on retrouve également chez Carmen", explique Yves Beaunesne, au micro de Carmen Lunsmann pour RFI.

Anna Caterina Antonacci (Carmen) arbore donc une perruque blonde peroxydée et des tenues noires. Autour d’elle gloussent des femmes avec robes à fleurs et bottes de pluie, se trémousse un transsexuel aux gros seins de plastique et s’agglutinent des soldats portant l’uniforme marron de l’armée franquiste. Au troisième acte, en préambule à la traditionnelle corrida, des "fallas" (parades) d’artistes de cirque remplit la vaste scène de Bastille.

Sortir de ses repères, même pour Ludovic Tézier

Ludovic Tézier (Escamillo) a fait son miel de cette mise en scène non-conformiste. "Situer l’action de Carmen dans la renaissance de l’Espagne après le franquisme, une période de transition où se mélangent des mondes différents, se prête bien à cet opéra, qui passe de l’opérette raffinée au vérisme (refus de l'académisme, ndlr) pur puis au romantisme incroyable", justifie le baryton-basse français. Lui-même a osé sortir de ses propres repères pour camper un Escamillo flambeur et roublard, avec lunettes noires, smoking blanc et chaînette en or, loin du personnage sincère, presque mystique, qu’il incarnait aux Chorégies d’Orange il y a huit ans.

Nicolaï Shukoff, ténor autrichien maintenant confirmé dans le rôle de Don José, y trouve aussi son compte. "Cette mise en scène réhabilite les parties parlées (quand beaucoup de productions ne reprennent que les récitatifs chantés, ndlr), ce qui permet de mettre l'accent sur le passé violent de mon personnage et rend l’intrigue plus intéressante. Il faut se souvenir que les violences conjugales étaient assez communément admises au sein des familles à l'époque du franquisme… malheureusement."

Les tubes deviennent mélodies

Pour le rôle titre, il faut renoncer à la brune charnelle et incandescente, avec castagnettes et robe flamenco, qui colle à l'imaginaire collectif, et accueillir une Carmen en habits noirs, à la voix aérienne et au jeu distant. L'apprentissage de cette mise en scène n'a pas été de tout repos, concède la chanteuse italienne Anna Caterina Antonacci : "Ça n'a pas été évident au tout début, cette production est très différente de celles que j’ai faites par le passé. Cette Carmen intériorise ses sentiments, elle n'est pas aussi solaire qu’on l’a déjà vue autrefois."

Le choix des dialogues parlés s’est également transformé en obstacle. "C’est difficile, il faut un peu pousser la voix, elle devient moins claire au fur et à mesure que les actes passent." Antonacci contourne la difficulté en offrant les énormes "tubes" de Carmen - "L'amour est un oiseau rebelle…" (ou "habanera"), "Près des remparts de Séville…" - comme des mélodies intimistes et troublantes.

Que ceux qui ont peur de perdre leurs repères s'y tentent, ne serait-ce que pour entendre les couleurs flamboyantes de l’orchestre, dirigé par un chef d'orchestre en verve, le Suisse Philippe Jordan. "La musique est crue, saignante, aride comme une journée dans le sud de l’Espagne. C’est comme ça que j’aime entendre cette œuvre, se délecte Ludovic Tézier. Ça aiguise l’appétit, ça donne envie d’y retourner".

Tags: Opéra, Musique,