À l'approche des élections locales, l'AKP essaie de s'attirer les faveurs de la communauté kurde... en distribuant de l'électroménager. Mais les proches des Kurdes disparus durant les années 1990 veulent des explications. Pas des gadgets.
Cela faisait dix ans que les Stambouliotes ne les avaient pas vues. Depuis plusieurs semaines, les "mères du samedi" font de nouveau les cent pas devant un imposant immeuble de l’avenue Istiklal, l’un des quartiers commerciaux les plus animés de la ville turque.
Indifférentes aux commerçants, badauds et policiers de la brigade anti-émeute, qui les regardent avec circonspection, une douzaine de femmes brandissent des œillets rouges et des posters de jeunes hommes. Comme elles avaient l’habitude de le faire entre 1995 et 1999.
Durant ces quatre années, ces mères de familles se réunissaient tous les samedis afin de réclamer des nouvelles de leurs proches disparus au plus fort du conflit opposant les forces armées turques aux rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Victimes de violences policières, ces femmes avaient progressivement abandonné leur combat, avant de battre de nouveau le pavé en janvier dernier, lorsque la justice turque s’est repenchée, à la faveur d’une enquête concernant un mouvement ultranationaliste appelé Ergenekon, sur plusieurs cas de disparitions.
Une cocotte-minute politique
Au cœur d’une affaire politico-juridique qui passionne les Turcs, le mystérieux groupuscule est accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat contre le gouvernement en place. Mais aussi – et surtout – d’avoir noué des liens avec le Jitem, l’unité de renseignement antiterroriste de la gendarmerie turque, que de nombreuses personnes soupçonnent d’être responsable des violences exercées, dès 1984, contre le PKK.
“Tous les anciens dossiers concernant Ergenekon ont été rouverts, et c’est plutôt positif”, souligne Hugh Pope, membre de l’ONG International Crisis Group basée à Bruxelles. Les mères des disparus veulent des réponses et elles veulent que la justice se fasse”.
Le procès Ergenekon – qui a tous les ingrédients d’une affaire explosive – a débuté au moment même où le Parti pour la justice et le développement (AKP, au pouvoir depuis 2002) commençait à s’intéresser à la communauté kurde (20 % de la population). De fait, à l’approche des élections locales du 29 mars, la formation du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan entend bien s’attirer les faveurs des électeurs habitués à voter pour les partis kurdes, comme le Parti de la société démocratique (DTP).
Au début de 2009, les autorités turques ont lancé TRT6, la première chaîne de télévision officielle en langue kurde. A cette occasion, le chef du gouvernement avait lancé, à la surprise générale, "Longue vie à TRT6" en kurde, une langue jusqu’alors bannie de toutes les réunions publiques.
Des machines à laver gratuites
En tournée électorale dans le sud-est kurde de la Turquie, Erdogan a, par ailleurs, distribué gratuitement des réfrigérateurs et des machines à laver aux familles pauvres. Non sans s’attirer les foudres des partis d’opposition, eux aussi, en quête du vote kurde.
Signe des temps, le Parti du peuple républicain (CHP, laïc), d’ordinaire plus enclin à fustiger le séparatisme kurde qu’à l’encourager, a même demandé que Nawroz, le Nouvel An kurde qui se déroule le 21 mars, soit décrété jour férié. "L’AKP et le CHP cherchent seulement à obtenir le vote de cette communauté, souligne Mustafa Gundogdu, membre de l’association kurde basée à Londres, Human Rights Project. L’AKP a beau avoir autorisé la langue kurde, il continue de punir les hommes politiques qui la parlent."
Quelques semaines après le lancement de TRT6, la télévision d’Etat a coupé la retransmission en direct du discours d’un chef du DTP parlant kurde durant une session parlementaire. Selon la Constitution turque, rédigée par des généraux au lendemain du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, l’utilisation de la langue kurde est bannie dans l’hémicycle.
Si Erdogan fait tout pour rester populaire auprès des Kurdes de Turquie, son gouvernement s’est efforcé, quant à lui, de rester plus prudent. “L’AKP n’a pas pris suffisamment d’initiatives pour favoriser les droits des minorités", affirme Emma Sinclair-Webb, de l’ONG américaine Human Rights Watch. Même si, reconnaît-elle, "le lancement d’une télévision en langue kurde représente une avancée qui brise le tabou de l’usage des langues des minorités."
Le retour des “mères du samedi” sur l’avenue Istikal est le signe que la défense des droits de l’Homme reste d’actualité, estime Emma Sinclair-Webb. "Ces rassemblements ne sont pas près de s’interrompre. Le mouvement s’organise chaque semaine un peu plus. On verra jusqu’où les autorités vont aller pour tenter de dénouer tous les nœuds."