Avec "Would You Have Sex with an Arab?", la réalisatrice française Yolande Zauberman sonde les désirs entre juifs et Arabes d'Israël. À l'occasion de la sortie du documentaire en France, entretien avec la cinéaste et son co-scénariste.
"Would You Have Sex With An Arab?" ("Feriez-vous l’amour avec un Arabe ?"). À la voir affichée en si grand format dans les couloirs du métro parisien, l’interrogation, même écrite en anglais, paraît franchement provocatrice. C’est pourtant cette question que la réalisatrice et scénariste française Yolande Zauberman est allée poser durant l’hiver 2011 aux jeunes juifs et Arabes d'Israël qui peuplent les nuits de la turbulente ville de Tel-Aviv.
Des nombreuses réponses qu’elle a immortalisées avec sa petite caméra numérique, la cinéaste a tiré un réjouissant et émouvant documentaire sur un conflit qui semble insoluble. Non sans sensualité (le film débute par un long et fougueux baiser), le film brosse surtout le portrait des deux communautés qui cohabitent mais ne se mélangent que trop rarement. Pourtant, un Israélien sur cinq est arabe.
Au-delà de son titre un brin tapageur, "Would You Have Sex With An Arab?" entend injecter un peu de désir dans un sujet qui déchaîne les passions. Même en dehors des frontières israéliennes et palestiniennes. Jeudi 6 septembre, devant l’Institut du monde arabe, à Paris, des membres de la très droitrière Ligue de défense juive (LDJ) ont lancé des œufs sur un groupe de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) venu assister à l'avant-première du film. Au journaliste Pierre Haski, présent sur les lieux, qui s’interrogeait sur Twitter des raisons d’un tel acte, la LDJ a répondu : "Parce qu’on ne couche pas avec l’ennemi". Le film de Yolande Zauberman semble affirmer le contraire. Entretien avec la réalisatrice et son compagnon d’écriture, le Libanais Sélim Nassib, avant la sortie du film en France le 12 septembre.
FRANCE 24 - Comment est née l’idée de ”Would You Have Sex With An Arab?” ?
Yolande Zauberman - Sélim et moi étions en train d’écrire le scénario de mon prochain film, "L’Amant palestinien", qui évoque les amours de jeunesse supposées de Golda Meir [Première ministre israélienne de 1969 à 1974, NDLR] avec un riche Libano-Palestinien. Très vite, nous avons buté sur la question de la dissymétrie du désir. Car, pour lui, cet amour relevait de l’interdit, alors que, pour elle, il relevait de l’impossible.
Sélim Nassib - C’est assez courant qu’au sein d’une communauté, on interdise tout rapport sexuel avec un membre d’une autre communauté. C’est le mythe de Roméo et Juliette. Mais, dans ce cas précis, il y avait une interdiction supplémentaire. Le fait que Golda Meir, qui avait 29 ans à l'époque, rencontre un jeune aristocrate libano-palestinien alors qu’elle venait participer à la création d’un État juif, revêtait quelque chose de grave.
Y. Z. - Il y a donc quelque chose de l’ordre de l’impossible que nous voulions questionner. Et questionner dans les deux sens. Cela faisait des années que je m’intéressais à ces 1,5 million d’Arabes israéliens qui ne sont pas reconnus. À chaque fois que j’en parlais, on me regardait comme quelqu’un qui inventait un phénomène ou qui grossissait la réalité. Or, avec cette question, j’ai trouvé une vraie porte d’entrée pour aborder l’existence des Arabes israéliens. Au fond, cette question réussit à faire apparaître les Arabes israéliens.
Les personnes interrogées ont-elles bien accueilli cette question pour le moins abrupte ?
Y. Z. - Nous avons eu droit à des réactions outrées mais jamais agressives. La réponse la plus indignée fut celle d’une vieille dame de 97 ans dont le petit-fils voulait à tout prix qu’on l’interroge. En fait, nous avons fait en sorte qu’il n’y ait rien d’insultant ni d’humiliant pour ceux qu’on interrogeait.
S. N. - Beaucoup semblent surpris car ils ne s’attendaient pas à ce qu’on leur pose cette question. Et après, ils sont tellement concentrés à essayer d’y répondre qu’ils en oublient de s’offusquer.
J’ai toujours pensé qu’il fallait un très grand psychanalyste pour traiter le problème israélo-palestinien.
Yolande Zauberman
Y. Z. - On évoque toujours le conflit israélo-palestinien avec la langue de bois. Moi, j’ai toujours pensé qu’il fallait un très grand psychanalyste pour traiter ce problème. Ce n’est pas du domaine de la politique. Quand les gens répondent précisément à une question qui a rapport au sexe, c’est impossible qu’ils aient recours à la langue de bois. Beaucoup ont même été étonnés de ce qu’ils ressentaient. Cette question a quelque chose de libérateur car elle dit que tout le monde existe sur la carte du désir. Qu’on réponde oui ou non, qu’on soit Arabes ou juifs, on est tous sur la même carte du désir. Même sur ce territoire intégral de déshumanisation et de négation de l’autre. Si le film a une qualité, c’est de faire un peu baisser la rage, de faire baisser l’allergie.
Ne craignez-vous pas davantage de virulence de la part du public ?
S. N. - Les huit premières minutes du film ont été montrées à Ramallah, et ils étaient tous heureux et morts de rire. D’ordinaire, on ne parle d’eux que par le prisme de la guerre, de la misère ou du racisme. Là, soudain, on les considère comme des gens capables de faire fantasmer. On les voit enfin comme d’éventuels objets de désir.
Y. Z. - Je sais que le film a été projeté dans un kibboutz, où ils ont ensuite passé leur temps à poser la question autour d’eux. En fait, c’est une question contagieuse.
S. N. - À la Mostra de Venise, où le film a été montré, un journaliste turc nous a dit qu’il pensait aux Grecs, un Pakistanais parlait, lui, des Indiens. Chacun le prend pour soi.
Y. Z. - On a tous un ennemi. Un ennemi de nationalité différente, de catégorie sociale différente, de religion différente. Ce qu’il y a de bien avec cette question, c’est son innocence. Elle peut être déclinée de toutes les manières possibles par ceux qui en ont envie.
Le film est aussi un portrait du monde de la nuit à Tel-Aviv…
Y. Z. - Il est évident que, la nuit, les gens répondent plus facilement à ce genre de question. On peut bien évidemment la poser au petit-déjeuner, mais la réponse n’aura pas la même force. Moi, j’aime les marges et crois en leur puissance fondatrice. "Would You Have Sex With An Arab?" révèle aussi le monde de la nuit, underground palestinien ou israélien, de la fête, des "queers". Nous avons tourné le film durant la révolution en Égypte [janvier-février 2011], et ils nous disaient que ce qu’eux préparent depuis des années, c’est une révolution sexuelle. Je me fiche de l’opinion des gens, je veux seulement montrer ce qui est en train de se jouer, de se fabriquer. Avec ce documentaire, je voulais montrer des personnes qui ouvrent des chemins vers la paix.
Pensez-vous que le sexe peut contribuer à un rapprochement entre les Arabes et les juifs israéliens ?
S. N. - Au début du film, une juive israélienne évoquant son expérience avec un Arabe affirme avoir eu l’impression de "faire la paix avec tout un peuple", mais s’empresse d’ajouter qu’il s’agissait de l’acte le moins érotique de toute sa vie… En réalité, le film ne conclut rien. À aucun moment, nous disons : "Faites l’amour, pas la guerre, et le problème sera résolu". Le film ne contient pas ce type de message, cette naïveté. Il n’est qu’une succession de réponses individuelles de personnes témoignant de leur expérience, parlant de leurs fantasmes, de leur désir… Si bien que, tout à coup, on réalise qu’il existe entre eux un certain nombre de choses en commun.
Y. Z. - Il y a un moment où il faut connaître l’autre, avoir de l’empathie pour l’autre. Il faut se réveiller et prendre en compte ce qui existe. Ces gens-là vivent ensemble. Certes, il y a énormément de peur de chaque côté, mais il y a bien des choses sur lesquelles ils sont d’accord ! Il y a d’ailleurs déjà des domaines dans lesquels ils travaillent ensemble. Il en existe trois : le cinéma, la police et la mafia… On ne va donc pas me faire croire que c’est la guerre pour l’éternité. Je crois que tous les cauchemars qu’on nous raconte ne se passent jamais comme on nous le dit.