Le Kurdistan irakien est présenté comme une région exemplaire au Moyen-Orient en raison de sa stabilité et son développement, grâce notamment à la rente pétrolière. Mais le fossé se creuse entre la population qui jouit de la prospérité et celle qui ne bénéficie pas des fruits de la croissance.
La chaleur de plomb sur l’asphalte pourrait faire croire à un mirage : une voiture luxueuse, d’un blanc immaculé, est garée devant une résidence d’architecte. Décorée de marbre gris, la bâtisse de 600 m2 est en vente à 1, 125 millions d’euros. Nous sommes pourtant bien en Irak, à Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan. Rasul, l’agent immobilier de l’Italian Village, précise d’un air de conspirateur : "Nous avons des gens très riches ici, ils ont des millions!"
Le Kurdistan irakien compterait plus exactement 19 milliardaires. La région a connu un boom économique unique au Moyen-Orient, grâce à la sécurité, la rente pétrolière et une politique d’investissements attractive pour les entreprises étrangères. Total, Exxon Mobile, Chevron : près de 2 000 entreprises étrangères sont implantées au Kurdistan irakien.
Himdad, un étudiant de 26 ans au corps sec et au visage sérieux, ne se réjouit pourtant pas de cette Success story kurde. Arpentant les rues du quartier chic surnommé Dollarawa - fait par les dollars -, son humeur s’assombrit : "Les prix des maisons ici sont tellement élevés que seuls les officiels et les riches peuvent se le permettre. Les pauvres n’en ont absolument pas les moyens". Himdad gagne 300 euros par mois grâce à un travail de nuit, l’équivalent du salaire moyen des fonctionnaires. Comme eux, il n’a accès ni aux nouvelles résidences ni aux produits européens vendus dans des galeries aux allures françaises.
Himdad se retire avec ses livres de philo dans une petite cahute qu’il a construite de bric et de broc sur le toit de l’unique pièce qu’il partage avec les 5 membres de sa famille. La jeunesse, plus de la moitié de la population, est née avec l’ouverture du Kurdistan et porte un regard critique sur son fonctionnement. "L’ancienne génération n’est pas consciente des changements dans le monde, elle essaie de garder certaines traditions et habitudes, estime l’étudiant. Nous voulons rompre avec celles qui ne sont bonnes ni pour nous ni pour la société".
L’amertume se transforme même en colère. Dans une région où le taux de croissance était estimé à 8 % l’année dernière, les attentes de la population sont d’autant plus fortes qu’elle a vu une minorité proche du pouvoir s’enrichir démesurément. "Vous avez la rente pétrolière. Les groupes politiques ont cet argent qui représente des milliards et ils les distribuent en fonction de proximité, de copinage, de népotisme, de fratrie", explique Hosham Dawood, un chercheur du CNRS vivant à Erbil. La société kurde voit deux systèmes s’entrechoquer. Celui des anciens chefs peshmergas, centré sur une fidélité inconditionnelle au clan, et celui d’une génération qui aspire à une meilleure répartition des richesses et à une réelle liberté d’expression. Un cocktail explosif dans une région qui disposerait d’un cinquième des ressources pétrolières d’Irak.