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La veille du premier coup de sifflet du Mondial-2010, Xavier Chemisseur, journaliste à FRANCE 24, rencontrait dans une école de Soweto la légende Socrates, disparue dimanche des suites d'une longue bataille avec l'alcool. Il témoigne.

Sur le terrain goudronné d’une école du quartier de Pimville, en plein cœur du township sud-africain de Soweto, un géant à la silhouette longiligne, en jean et t-shirt, se lance à la poursuite d’une balle qui paraît indomptable. Ce joueur en civil, homme au grand cœur mais au corps fatigué, semble comme perdu au milieu des enfants en tenue de football. Ces petits garçons donnent tout face à cet homme qu’ils n’ont jamais vu jouer mais qu’on leur a présenté comme l’un des plus grands joueurs de football de l’Histoire.

En cette veille de Coupe du monde 2010, Socrates n’est plus celui qui fait se lever les foules. Mal rasé, peu alerte et déjà malade, l’apôtre du beau jeu, à qui le monde du football rend hommage ce lundi 5 décembre, semble lui-même gêné de ne plus être en mesure d’offrir cet émerveillement sur le terrain. "Ça n’est plus vraiment de mon âge. Vous savez, mon corps… C’est difficile mais c’est important d’être là", glisse-t-il mi-sourire mi-soupir au bord du terrain.

"Vous ne pouvez pas savoir ce que cette visite représente pour moi"

De cette partie de football, ces enfants de Soweto ne pourront pas effectivement retenir la qualité de jeu, le "joga bonita" du Brésil des années 1980. De ce joueur qui a l’âge d’être leur oncle, ils ne pourront admirer aucun dribble, aucun but. Mais ils se souviendront sans aucun doute de sa bonne humeur, de sa bienveillance et de son sourire. Ce sourire si franc, quasiment enfantin, et qui est celui d’un joueur icône du passé devenu dépassé. Celui d’un homme si fragile qui voit enfin l’un de ses rêves se réaliser.

"Vous ne pouvez pas savoir ce que cette visite à Soweto peut représenter pour moi. Bon, moi j’aurais préféré venir jouer du temps de ma splendeur, c’est sûr. Enfin, quand j’étais un joueur… Mais bon regardez, nous sommes en plein township, dans un pays qui a connu l’apartheid. Un pays où il y a encore quelques années, moi-même je n’aurais pas pu venir échanger avec ses enfants noirs. Un pays qui était au ban de la communauté internationale, où Nelson Mandela était en prison. Aujourd’hui, nous jouons ensemble, blancs et noirs et ce pays accueille une Coupe du monde, la première sur le continent africain. Oui, je peux dire aujourd’hui que je suis fier et heureux. Bien sûr, il reste des choses à régler mais oui, je suis heureux d’être ici, je suis fier. Enfin non, satisfait. Je n’ai pas le droit d’être fier."

"Gagner ou perdre mais toujours en démocratie"

Une satisfaction en forme de trait d’union entre sa vie d’homme et sa vie de footballeur. Socrates ce jour-là n’est qu’échange et partage, dans la simplicité et la discrétion comme pour mieux savourer ce moment. Car sous les traits de cet homme fatigué par les excès d’alcool et de tabac se cache toujours le footballeur romantique, le citoyen brésilien et le révolutionnaire, celui qui, épris de liberté, imposa, un jour de 1981- à la faveur d’un changement de direction à la tête de son club de cœur les Corinthians – , "la démocratie corinthienne". Il s’agit alors d’un modèle d’autogestion, véritable pied de nez à la junte militaire qui règne alors au Brésil.

"Une utopie", selon ses mots, qui pendant plus de quatre ans verra les décisions de son club votées à la majorité par l’ensemble des joueurs. Les Corinthians porteront le mot de "démocratie" sur leur maillot, non comme nos équipes qui arborent aujourd’hui le nom d’opérateurs de téléphonie ou de marques de fast-food. Cette quête de la liberté de jouer et de penser fera déployer aux Corinthians une banderole des plus significatives lors de la finale de championnat paulista en 1983 : "Gagner ou perdre mais toujours en démocratie".

La démocratie et la liberté auront été les obsessions de Socrates, "Che" des terrains de football au parcours atypique, porte-drapeau d’une génération de footballeurs brésiliens incapables de gagner une Coupe du monde sous le maillot de la Seleçao et qui demeurera l’une des plus belles générations de footballeurs de l’Histoire, pour laquelle le verbe "partager" primera toujours sur le verbe "gagner".

"On préférait la belle passe au but moche"

Une génération où le capitaine du Brésil peut, parallèlement à sa carrière, passer ses diplômes de médecine, demander la suppression des mises au vert pour avoir le temps de vivre et le temps de lire. "C’était notre côté romantique. On préférait la belle passe au but moche mais on a ça en commun avec vous les Français. En dehors du terrain, nous avons aussi en commun le besoin de réfléchir, de se rebeller, de contester et de faire la fête [rires]. Notre destin à vous, à nous, est un peu tout ça. Disons qu’on a certaines valeurs qu’il faut toujours essayer de promouvoir : l’esthétique, la liberté et la connaissance."

Voilà ce qu’en dix minutes Socrates aura tenté, en toute simplicité, de défendre sur le bord d’un terrain goudronné d’une école de Soweto. Un instant où il rendra hommage à l’association qu’il parraine en marge du Mondial sud-africain, One Goal, et celle de son frère Raï, Gol de lettra. L’occasion aussi de tacler les sélections française et brésilienne incapables, selon lui, de remporter la Coupe du monde. "Pas de folie, pas d’envie", disait-il avant de tourner les talons. Aussi simplement qu’il était arrivé, il nous donne rendez-vous en France. Sur nos visages ce jour-là, il y avait un sourire : nous avions touché du doigt avec Socrates, une certaine idée de l’esthétique, de la connaissance, et de la liberté. Tout ça avec un ballon.