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Ahmed Nejib Chebbi en campagne pour séduire les Tunisiens de France

Ahmed Nejib Chebbi, le dirigeant du Parti démocrate progressiste (PDP), est venu à Paris présenter son programme pour les élections prévues en octobre en Tunisie. Objectif : consolider son influence auprès d'un électorat déterminant.

Pari risqué pour le Parti démocrate progressiste (PDP), à l'occasion de la visite à Paris d'Ahmed Nejib Chebbi, vieux routard de la politique tunisienne et fondateur de cette formation politique qui compte bien trouver sa place dans le cadre de la démocratie post-Ben-Ali. En louant ce samedi le Trianon, théâtre cossu du 18e arrondissement de Paris, le PDP a vu grand pour rassembler militants et curieux et faire connaître son programme politique.

L'enjeu : mobiliser le vaste électorat des Tunisiens de France (600 000 personnes) pour l'élection des députés de l'Assemblée constituante, le 23 octobre prochain, qui doit définir les contours de la "Deuxième République" tunisienne, après la fuite en Arabie saoudite de l'ancien président Ben Ali le 14 janvier dernier. Au-delà, Chebbi fourbit également ses armes pour l'élection présidentielle, où ce dernier ne cache pas qu'il sera candidat. La campagne pour récolter des voix et des fonds financiers passe donc forcément par l’Hexagone. Et très concrètement, 10 sièges sur les 215 de l’Assemblée constituante, sont réservés à la diaspora tunisienne en France.

600 000 électeurs à la clé

Le théâtre est spacieux, assez en tout cas pour que le personnel du PDP s’inquiète du nombre de chaises vides, à l’heure du début du meeting. Mais le parterre se remplit peu à peu, et Chebbi est lui-même en retard, bloqué dans les bouchons. Au total, un peu plus de 400 personnes finissent par s'installer dans les fauteuils de velours rouge. Surtout "des Tunisiens nés au pays, remarque un observateur avisé, "l'élite tunisienne", commente son voisin, "j'ai vu exactement les mêmes visages à un rassemblement des étudiants tunisiens des grandes écoles", complète un troisième.

Beaucoup de jeunes, essentiellement des hommes, sont venus apprécier la capacité du PDP à séduire les Tunisiens de France et à assurer une stabilité politique après la révolution du 14 janvier. Le discours d'Ahmed Nejib Chebbi commence d'ailleurs par une manœuvre de séduction à l'endroit de cet électorat qu'il juge crucial : il promet donc que les binationaux pourront jouir des mêmes droits de citoyen et d'électeurs que les Tunisiens, contrairement aux règles qui prévalaient sous le régime de Ben Ali. Chebbi a également promis la création d’un secrétariat d’Etat chargé des Tunisiens de l’étranger.

Les 600 000 Tunisiens de France ont de longue date appris à se méfier de l’ambassade de Tunisie à Paris, considérée davantage comme un organe de surveillance policière que comme un lieu de contact privilégié avec leur pays d'origine. Aujourd’hui, ils sont courtisés autant pour la manne financière qu'ils représentent - et à plusieurs reprises, Chebbi a évoqué les 3 milliards de dinars [soit environ 1,5 milliard d'euros, NDLR] que les Tunisiens de l’étranger apportent au pays, insisté sur sa capacité à donner confiance aux hommes d’affaires et aux chefs d’entreprises, et promis que les Tunisiens qui rentreraient au pays pourraient jouir d’un statut spécial…-, qu'en raison de leur rôle de prescripteur politique. Parce qu'ils ont une pratique directe de la démocratie dans l'Hexagone, leur avis est susceptible d'être suivi avec beaucoup d'attention de l'autre côté de la Méditerranée (lire notre article).

"On est devenu méfiant"

Ahmed Nejib Chebbi jouit d'une notoriété incontestable dans le paysage politique tunisien. Son rôle d’avocat dans des procès pour la liberté d’expression et la liberté de la presse a fait de lui l'une des principales figures du combat pour la démocratie à l'époque du régime de Ben Ali. "Quitte même à défendre des salafistes !", se félicite le fondateur du PDP durant son discours. Cela fait près de 50 ans que Chebbi est impliqué dans la politique en Tunisie. Après un passage par l’extrême-gauche, il devient, dans les années 1980, chef du Rassemblement socialiste progressiste (RSP), une formation d'opposition reconnue par le régime - ce qui lui a valu de vives critiques de la part des militants démocrates. Dans les années 1990, Chebbi s’est donc attaché à prendre ses distances avec Ben Ali pour, au début des années 2000, pouvoir créer le PDP dont le principal objectif a été de constituer le pilier d’une alternative politique de centre-gauche. "J'ai lu l'une de ses tribunes dans le journal, il y a quelques années, et c'était la première fois que quelqu'un me parlait d'une alternative à Ben Ali, d'une autre Tunisie possible. Je lui dois mon éveil à la politique", se souvient Houssem Miladi, 25 ans, jeune militant au PDP depuis un mois.

Mais les grands discours sur la séparation des pouvoirs, "condition de la démocratie", le renforcement du rôle du Parlement, "seul législateur", des forces de sécurité "réconciliées avec le citoyen", le lancement de grands chantiers du BTP pour faire reculer le chômage et booster l'économie ne suffisent pas forcément à convaincre tous les Tunisiens présents au Trianon. "Ce sont de belles promesses, mais on est devenu méfiants", explique une Tunisienne de 50 ans, voilée, qui a souhaité garder l'anonymat. "Il ne faudrait pas qu'on nous refasse le même coup que Ben Ali en 1987, qui avait aussi promis monts et merveilles !"

Ce que cette femme reproche surtout à Chebbi : son acharnement contre le parti politique islamiste Ennahda ("Les islamistes veulent faire de la Tunisie un Etat idéologique, et cela comporte un risque de totalitarisme", a-t-il déclaré, ce samedi. Ecouter le sonore ci-dessus). "Ce n'est pas un programme, d'être contre Ennahda ! Je ne suis pas pour les islamistes, mais à force de voir les politiciens les montrer du doigt, je vais finir par les défendre", explique encore cette femme, rencontrée au Trianon.  Plusieurs de ses amies - voilées ou pas -, également présentes au meeting, considèrent elles aussi que le PDP en fait trop, contre le parti islamiste, considéré comme l'un des favoris du scrutin d’octobre.

"On a du mal à s'y retrouver"

Le chef d’Ennahda, Rached Ghannouchi, est lui aussi venu en France, fin avril, pour rencontrer la vaste communauté tunisienne de l'Hexagone. Pour ce faire, ce dernier avait visé plus grand encore : Le Bourget, dans le nord de Paris. Ce meeting a attiré des foules. Et pour cause, ce rendez-vous était organisé en marge du congrès de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF).

Le fondateur du PDP a donc relevé le pari d’organiser le deuxième plus grand rassemblement politique des Tunisiens de France depuis le début de la campagne. Quand d'autres candidats (Ahmed Brahim, le premier secrétaire de l'ex-parti communiste Ettajdid, et Mustafa Ben Jafaar, le secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et les libertés) ont dû se sont contenter de salles associatives plus modestes, le parti de Chebbi a tout de même rempli le parterre du Trianon.

D’autres chefs de formations politiques doivent encore venir à la rencontre de l’électorat de France. Moncef Marzouki, opposant historique à Ben Ali et chef du Congrès pour la République, est un nom qui revient d'ailleurs souvent dans les conversations, au Trianon. Au-delà, une centaine de partis présenteront des candidats aux élections du 23 octobre, dont le scrutin est à la proportionnelle. Cette profusion n'est pas sans susciter un sentiment de confusion qui se retrouve dans la plupart des discussions de ce samedi, au Trianon : "On a du mal à s’y retrouver".

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Entretien avec M. Chebbi, diffusé le 1er juillet 2011