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Guerre des chiffres autour de la mobilisation

À chaque manifestation, c'est le même scenario : syndicats et police se livrent une bataille des chiffres autour de la mobilisation. Pour trancher, les médias ont réalisé leur propre décompte qui s'avère donner raison... au gouvernement.

Lors de la manifestation du 12 octobre contre la réforme des retraites, les syndicats affirmaient haut et fort que 330 000 personnes étaient descendues dans la rue à Paris. Du côté du ministère de l’Intérieur, le compteur affichait 89 000 manifestants, soit quatre fois moins. Lors de cette même journée à Marseille, la police dénombrait 24 500 manifestants, le camp adverse annonçait 230 000 personnes. On ne parle alors plus d’écart mais de fossé : le rapport est cette fois de dix. Même le syndicat Unité SGP Police/Force ouvrière avait accusé mardi sa hiérarchie de sous-estimer le nombre des manifestants.

De quoi perdre la tête et semer le trouble dans l’opinion publique. Communiquer sur des chiffres avec un tel écart a–t-il encore un sens ? "Oui, car ce discours numérique en miroir garde un sens politique : il donne une tendance sur l’évolution de la mobilisation", commente René Mouriaux, politologue et historien, auteur de nombreux ouvrages sur le syndicalisme en France.

Pour trancher dans cette guerre des chiffres, plusieurs médias ont décidé de jouer les arbitres et de réaliser leur propre décompte. À Marseille notamment, des journalistes (TV locale LCM et France Bleu), répartis en groupes de trois personnes, ont recensé entre 16 860 et 21 690 manifestants. Des données bien plus proches de la version de la police que des 230 000 personnes annoncées par les syndicats.

"Exagérer n’est pas mentir"

À Paris, huit journalistes de Mediapart ont également tenté l’expérience, postés à différents postes d’observations avec des compteurs manuels. De même, France-Soir a fait appel à un organe espagnol indépendant, Lynce-ExactCrowd, spécialisé dans ce domaine et régulièrement sollicité par les médias espagnols. Si Mediapart qualifie son décompte d’"artisanal", Lynce ExactCrowd se targue d’employer une méthode rigoureusement scientifique. Mais leurs résultats ne sont pourtant pas si éloignés l’un de l’autre. Médiapart dénombre 76 000 manifestants et France-Soir 80 330. Des estimations qui sont -une fois encore- plus proches de celles du gouvernement.

Comment expliquer un tel grand écart ? Les techniques ne sont pas infaillibles. La police compte le nombre de personnes dans le premier rang du cortège, puis le nombre de rangées le long du défilé. Chaque syndicat évalue son cortège, incluant les personnes déambulant sur les trottoirs –contrairement aux policiers. "C’est le problème de l’entourage : les gens sur les trottoirs sont-ils des manifestants ou de simples passants?", poursuit-il. Pour sa part, Lynce-ExactCrowd quantifie la mobilisation en analysant par logiciel plus de 1 000 photos prises par ballons aériens, qui se doivent d’être nettes pour numéroter chaque manifestant.

"Pour moi, la plus sérieuse méthode est la photo aérienne prise par hélicoptère. Certes, dans ce cas se pose le problème de l’angle avec les gens qui sont cachés sous les arbres", ajoute le politologue. "De toute façon, quelque soit la méthode utilisée, il y a aura toujours une marge d’erreur", estime René Mouriaux.

Pour le leader de la CGT, Bernard Thibault, interrogé sur la radio RTL, le comptage par avion est la solution. "Il suffirait de laisser les médias survoler et filmer les défilés, cela donnerait instantanément une idée de l'ampleur de la mobilisation à tous les spectateurs", a-t-il ajouté. Pour sa part, René Mouriaux plaide pour le pluralisme de l'information et la multiplication des sources. 

"ll n'y aura jamais de chiffre absolu, dit-il. L'important est de connaître la tendance, et notamment d'évaluer si la mobilisation est en hausse ou non. C'est ce qui permet d' alimenter le débat et de lui donner de la légitimité", ajoute-t-il.

Au-delà des contraintes techniques, cette guerre des chiffres se joue surtout sur le terrain politique. "La police diffuse des chiffres autres que ceux enregistrés", glisse René Mouriaux. Tout comme les syndicats qui ne manquent pas de gonfler les leurs. "Exagérer n’est pas mentir avait dit Georges Séguy secrétaire général de la CGT en mai 1968", se rappelle René Mouriaux. C’est toujours le cas aujourd’hui.