
Des résidus provenant des usines chimiques de la zone industrielle de Ghannouch, à Gabès, dans le sud-est de la Tunisie, s'écoulent vers la mer Méditerranée, le 22 mai 2025. © Mourad Mjaied, AFP
"Le peuple veut le démantèlement des usines !" Plusieurs milliers de personnes manifestent depuis samedi 11 octobre à Gabès, sur la côte est de la Tunisie, pour réclamer la fermeture d'un immense complexe de transformation de phosphate. Car ces usines, installées depuis 1972 et opérées par le Groupe chimique tunisien (GCT), sont accusées d'empoisonner les sols, les eaux et les habitants de la région.
La colère des habitants avait explosé la veille lorsque des images diffusées sur les réseaux sociaux avaient montré des collégiens de la région inconscients, portés à bout de bras par les pompiers, avec des masques à oxygène sur le visage. La suite d'une longue série : au total, depuis le 9 septembre, au moins 310 personnes ont été hospitalisées pour des difficultés à respirer, vraisemblablement intoxiquées par des gaz toxiques, selon un décompte des ONG locales.
Et si aucune explication officielle n'a été fournie par les autorités, tous pointent du doigt un même responsable : les usines du GCT. "C'est un venin mortel", s'emportait ainsi dans le cortège Ikram Aiouia, une femme au foyer de 40 ans, dont le fils a été hospitalisé trois fois en deux mois. "J'ai senti des brûlures à la gorge", raconte ce dernier. "Ma tête était lourde et j'ai perdu connaissance."
Une capitale du phosphate
Ville portuaire de la côte est de la Tunisie, Gabès a théoriquement tout d'un paradis terrestre. Située aux portes du désert et à quelques encablures de la mer Méditerranée, elle abrite une oasis de 7 000 hectares - la seule oasis maritime au monde. Jusque dans les années 1960, elle bénéficiait ainsi d'une végétation luxuriante, la pêche y était fructueuse et les touristes y affluaient en nombre.
Mais son visage a changé dans les années 1970 lorsque les autorités tunisiennes ont décidé d'en faire une capitale du phosphate. Ce minerai noir, nécessaire à la fabrication d'engrais, est l'une des principales ressources naturelles du pays. Depuis cinquante ans, il est extrait dans le bassin minier de Gafsa, dans l'Ouest, puis est acheminé en train ou en camion vers le Golfe de Gabès, où il est lavé et traité. On y ajoute alors de l'acide sulfurique et de l'ammoniac pour le transformer en acide phosphorique. Il est ensuite chargé dans d'immenses cargos en direction de plusieurs pays du monde, dont la France.
Mais ce business hautement lucratif pour la Tunisie - il représentait ,17 % du PIB en 2020 - a un fort coût environnemental. D'abord, parce que pour transformer le phosphate, il faut beaucoup d'eau. Sept à huit mètres cubes sont nécessaires pour produire une tonne d'acide phosphorique, soit l'équivalent d'environ cinquante baignoires, rappelle un rapport publié en 2018 par la Commission européenne. De quoi vider peu à peu les sources naturelles de cet oasis.
Des millions de déchets rejetés dans la mer chaque année
Outre ce besoin excessif en eau, la transformation du phosphate engendre aussi des déchets particulièrement nocifs pour l'environnement. Selon le rapport de la commission européenne, la fabrication d’une tonne d’acide phosphorique engendre à elle seule cinq tonnes de déchets sous forme de boues saturées en métaux lourds et naturellement radioactives.
"Or, ces derniers, qu'on appelle des 'phosphogypses' sont directement rejetés dans la mer Méditerranée", alerte Moaz Elbey, journaliste tunisien, auteur de plusieurs enquêtes sur le sujet. "Et les quantités sont astronomiques. On estime qu'entre 10 000 et 15 000 tonnes de déchets sont rejetées par jour, soit cinq millions par an." Au fil des années, les plages bordant les usines de la GCT sont ainsi devenues des champs de boue et l'eau s'est teintée d'une couleur mercure, entre brun et gris.
En janvier 2023, le site d'investigation Vakita analysait, dans une vaste enquête liée aux engrais fabriqués à Gabès, le taux de métaux lourds présents dans ces déchets, en les comparant aux seuils réglementaires au Canada. Les résultats sont sans appel. Sur la plage de Chatt Essalem, la principale de la région, le taux de cadmium – un des métaux lourds les plus cancérogènes – était presque 900 fois supérieur au seuil maximal fixé par les autorités canadiennes. Dans les échantillons se trouvaient aussi du zinc, 85 fois plus que le seuil réglementaire, et de l'arsenic, 112 fois au-dessus de la norme.
Résultat : la biodiversité marine s'est effondrée. “On a perdu 93 % de notre biodiversité depuis les années 1970", dénonçait l'ONG locale Stop Pollution auprès de France info en 2023. "Il ne reste que 7 % des algues qui existaient avant et on est passé de 300 variétés de poissons à moins de 20."
Une explosion des maladies respiratoires
À cela viennent s'ajouter les nombreuses fumées toxiques, de soufre et d'ammoniac, qui s'échappent des cheminées des usines", note Moaz Elbey.
Dans son étude de 2018, la Commission européenne estimait que 95 % de la pollution atmosphérique de la région de Gabès était imputable aux fumées gazeuses provenant des usines, composées de particules fines, d'oxyde de soufre, d'ammoniac et de fluorure d'hydrogène.
"Et depuis, les données de l'Agence nationale de protection de l'environnement attestent toutes de dépassements de seuils fixés par l'Organisation mondiale de la santé pour la qualité de l'air", insiste encore le journaliste. "Et si aucun document officiel n’évalue l’impact de la pollution sur la santé des habitants, plusieurs études indépendantes ont démontré la prévalence de maladies graves, notamment respiratoires dans la ville."
Dans les rues de Gabès, nombreux sont les témoignages faisant en effet part de problèmes respiratoires. "Il y en a marre, il faut que ça s'arrête. Mes trois enfants et moi sommes asthmatiques, mon mari et ma mère sont morts d'un cancer à cause de ce groupe" chimique, témoignait à l'AFP Lamia Ben Mohamed, une manifestante de 52 ans.
Un complexe vieillissant
Devant ce sombre bilan, ONG et manifestants pointent désormais du doigt un nouveau problème de taille : la vétusté des infrastructures qui viendraient empirer la situation.
Pour Ahmed Guefrech, un élu local, cela ne fait aucun doute : les récentes vagues d'intoxication s'expliquent par "des équipements trop vieux" sur lesquels il y a "des fuites de gaz". Selon ce dernier, qui est aussi militant pour l'environnement, les émanations toxiques sont dues "au vieillissement des unités polluantes" ainsi qu'à des "équipements délabrés" et à un manque d'entretien. Elles s'expliquent aussi par une "augmentation de la production à un rythme qui ne correspond pas à l'état" du site, estime-t-il.
Face à la fronde de la population, le président tunisien Kaïs Saïed a annoncé samedi dernier dépêcher une équipe des ministères de l'Industrie et de l'Environnement chargée de "faire le nécessaire". Mais plusieurs experts sont sceptiques sur la possibilité d'assainir un complexe inauguré il y a 53 ans.
Surtout, les autorités avaient promis en 2017 de démanteler le complexe qui emploie 4 000 personnes pour le remplacer par un établissement conforme aux normes internationales. Une promesse restée depuis lettre morte.
"La demande des habitants est aujourd'hui très simple : ils veulent l'application de cette promesse de 2017 et le démantèlement de ces usines polluantes", insiste sur l'antenne de France 24 Khayreddine Debaya, membre du mouvement Stop pollution. "Ces usines sont un danger pour les habitants et toute la région de Gabès."
Reste que l'État tunisien apparaît désormais en porte-à-faux sur ce dossier car l'exploitation des mines de phosphate est "un pilier fondamental" de l'économie pour le président Kaïs Saïed. Les autorités ont ainsi promis de quintupler la production d'engrais d'ici 2030 (d'environ 3 millions de tonnes par an à 14 millions) pour profiter de la hausse des prix mondiaux.
Pour les habitants de Gabès, la prochaine étape pourrait se dérouler devant la justice. Un groupe d'avocats de la ville représentant des élèves intoxiqués a récemment annoncé sa volonté de poursuivre le GCT en justice.
Avec AFP