
Des prisonniers de guerre allemands, affectés au déminage du littoral varois, recherchent des mines sous la supervision de soldats français, en juillet 1945. © AFP
"À Lille, six enfants ont été tués par l’explosion d’une mine allemande. Près de Nancy, six autres enfants ont subi le même sort." Le 25 mai 1945, le journal L’Humanité se fait l’écho de deux terribles accidents. "Les mines qui prolongent la guerre éclatent chaque jour", titre également le quotidien L’Aurore, le 28 septembre 1945.
Chaque jour ou presque, la presse de l’époque évoque cette menace invisible. La Seconde Guerre mondiale vient tout juste de s’achever en Europe, mais la France est loin d’être sortie du conflit. Utilisées de façon massive par tous les belligérants, des millions de mines sont tapies dans le sol : des mines de l’armée française autour de la ligne Maginot, des mines allemandes près des côtes atlantiques et méditerranéennes ou encore des mines posées par les Alliés lors de leur avancée vers l’est.

"La vie s’était arrêtée"
Pour reconstruire le pays, ces munitions doivent être neutralisées. La tâche est immense. Cette mission est confiée en mars 1945 à l’ancien résistant Raymond Aubrac, placé à la tête de la direction des services de déminage par le général de Gaulle. "J’ai demandé 48 heures et je me suis mis en quête des officiers qui s’étaient déjà occupés de déminage. Ils avaient une vue très pessimiste du problème. Ils estimaient qu’il y avait environ 100 millions de mines", a raconté l’adjoint du général Delestraint à la tête du mouvement Libération-Sud au biographe Pascal Convert dans l’ouvrage "Raymond Aubrac, Résister, reconstruire, transmettre" (éd. du Seuil). "Les zones minées étaient comme des territoires frappés par la peste. La vie s’était arrêtée, les enfants ne sortaient plus, n’allaient plus à l’école. Les bêtes sautaient dans les champs. La vie était figée."
Les compétences de l’armée française en la matière sont alors faibles. Les spécialistes savent prendre en charge les obus enfouis dans le sol lors de la Première Guerre mondiale, mais manquent d'expérience pour les mines antichars et antipersonnel mises en place à partir de 1940 par l’armée allemande. "Il fallait soit faire passer des engins pour les faire exploser - mais cela faisait des dégâts -, soit les neutraliser à la main. C'était un travail qui demandait beaucoup de technique et de personnel formé", explique Danièle Voldman, autrice de l’ouvrage "Le Déminage de la France après 1945" (éd. Odile Jacob).
Après avoir rencontré Raymond Aubrac, mort en 2012, cette historienne, directrice de recherche au CNRS, s’est penchée sur ce sujet jusque-là peu étudié : "Pour lui, c’était un peu la suite de son engagement résistant. Déminer, c’était aussi consolider le passage de la France dans la paix."
Des opérations dangereuses
Pour y arriver, les Français sont obligés de s’adresser aux Anglais, plus expérimentés. La Grande-Bretagne, lourdement bombardée durant le conflit par l’aviation allemande, avait développé des techniques de désobusage. À l’été 1944, un premier centre d’apprentissage appelé "Mines School" ouvre à Bayeux, en Normandie, où des démineurs britanniques forment des équipes françaises. Ils leur prêtent également du matériel adapté, prélude à la fabrication de détecteurs modernes.
Au début de l’année 1945, une école française prend le relais à Houlgate, près de Cabourg, toujours en Normandie. L'urgence est alors de localiser les mines et de les dénombrer. Au fur et à mesure de la capitulation progressive de la Wehrmacht, Raymond Aubrac profite de la saisie de documents et de plans détenus par les Allemands pour connaître la localisation des champs de mines et les différents types de munitions employés. Cet ingénieur des ponts et chaussées se charge aussi de trouver de la main-d’œuvre pour effectuer ces dangereuses opérations de déminage.

Il recrute en quelques mois environ 3 000 volontaires, souvent jeunes et sans travail, attirés par des salaires élevés, alors que la France souffre toujours des pénuries et des restrictions. "Comme c’était bien payé, pas mal de gens étaient prêts à risquer l’accident", souligne Danièle Voldman. Au cours de l’été 1945, une autre école est ouverte à Septeuil, près de Paris, pour former des instructeurs qui partent ensuite enseigner aux futurs démineurs aux quatre coins de la France.
Malgré tous les efforts de formation, les drames sont nombreux. "Près de Sigolsheim (Bas-Rhin), un grave accident s’est produit au cours d’une opération de déminage. Henri Gutleben, père de trois enfants, qui s’était engagé dans un commando, a trouvé la mort à Ostheim en procédant au désamorçage d’un engin. Plusieurs autres membres du commando ont été tués ou gravement blessés", peut-on lire le 27 mai 1945 dans un article de L’Humanité qui pose cette question : "Qu’attend-on pour employer les prisonniers allemands à cette opération ?"
"Des condamnés à mort"
Cette demande trouve écho auprès de Raymond Aubrac et du ministre chargé de la Reconstruction, Raoul Dautry, qui obtiennent de De Gaulle l’autorisation de faire appel aux prisonniers de guerre allemands. Malgré l'article 31 de la Convention de Genève de 1929 interdisant l'emploi des prisonniers de guerre à des tâches dangereuses, la France fait valoir auprès des Alliés que les Allemands avaient eux-mêmes enfreint le droit international en posant ces mines hors des fortifications ou des lignes de front.
"Les militaires m’ont indiqué que, dans l’armée allemande, tous les militaires avaient été formés à poser et à déposer des mines. Si je voulais faire une économie sérieuse en vies humaines, il fallait que j’obtienne des prisonniers de guerre", justifie ainsi Raymond Aubrac dans sa biographie.

Mais ce recours aux anciens soldats ennemis ne manque pas de susciter des critiques dans la presse. Le 19 septembre 1945, Le Figaro dénonce cette pratique dans un édito intitulé "Ne pas leur ressembler" : "Nous apprenons qu’on emploie certains de ces malheureux à des travaux de déminage sans leur fournir d’appareils détecteurs, ce qui fait d’eux des condamnés à mort à plus ou moins bref délai."
Malgré ces critiques, près de 50 000 prisonniers sont ainsi mis à la disposition des services de déminage. "En principe, ils ne devaient pas désamorcés eux-mêmes les mines. Ce sont les Français qui devaient le faire, mais ce n’était pas toujours le cas", décrit Danièle Voldman. "Il y a eu plus de blessés et de tués parmi les Allemands parce qu’ils étaient finalement plus nombreux."
Au total, au moins 1 800 d’entre eux sont tués, contre 500 du côté des volontaires français. L’un des accidents les plus graves a lieu le 25 octobre 1945 à Asnières-en-Bessin, dans le Calvados. L’explosion de trois dépôts d’explosifs entraîne la mort de 30 soldats allemands, sept soldats américains et quatre civils, tandis que la mairie et l’école du village sont entièrement soufflées. Plus de 3 000 prisonniers allemands sont également gravement blessés au cours des opérations de déminage. "C’était des blessures très graves. Les explosions déchiquetaient les corps. Ils perdaient un bras ou une jambe", souligne l’historienne.

Des tonnes d’engins explosifs encore enfouis
À la fin de l’année 1947, ces travaux sont considérés comme achevés. Le déminage a été plus rapide que prévu, avec 13 millions de mines détruites et 663 000 engins marins enlevés. Raymond Aubrac est félicité personnellement par le ministre Raoul Dautry. L’ancien résistant sait qu’une tâche colossale a été réalisée : "C’était réellement du jour au lendemain, en vingt-quatre heures, le pays était complètement changé, comme si tout à coup tout le pays sortait de prison."
Raymond Aubrac, qui a perdu ses parents et son frère à Auschwitz, assassinés après avoir été arrêtés comme juifs, éprouve cependant quelques remords : "Je n’ai jamais fait tuer un prisonnier à cause de mes parents. Mais c’est quand même vrai que 2 000 soldats allemands sont morts sous mes ordres. Je regrette naturellement tous ces types qui ont été tués en dehors des combats, mais j’ai l’impression qu’il était difficile de faire mieux compte tenu des moyens de l’époque."

Quatre-vingts ans après la fin de la guerre, les services de déminage français, regroupés aujourd'hui au sein de la direction générale de la Sécurité civile et de la Gestion des crises (DGSCGC), sont désormais une référence dans le monde. Les démineurs français ont montré leurs compétences sur les zones de conflit au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie ainsi que dans l'ex-Yougoslavie.
En France, toutes les mines n’ont pas été neutralisées. Les travaux agricoles ou les terrassements, les phénomènes d’érosion du sol ou l’assèchement des rivières mettent au jour d’anciennes munitions. Chaque année, plus de 450 tonnes d’engins explosifs datant des Première et Seconde Guerre mondiales sont encore collectées et détruites par les démineurs. "On en a encore pour des dizaines d’années", estime Danièle Voldman. "La dernière mine est loin d’être trouvée. Et comment saura-t-on qu’il s’agit bien de la dernière ?"