Ils ont plus que triplé le nombre de leurs députés. Les élections législatives du 10 septembre en Jordanie ont été marquées par le bond électoral du Front d'action islamique (FAI), principale force d'opposition et vitrine politique des Frères musulmans, qui a remporté 31 sièges contre 10 lors de la précédente législature.
Malgré ce résultat et les 464 000 voix obtenues, très loin devant les 93 000 voix du Parti de la Charte nationale (loyaliste), la coalition islamiste qui a précisément obtenu 17 sièges parmi les 41 réservés aux partis politiques (circonscription nationale unique avec listes fermées), et 14 sièges sur les 97 sièges restants (listes ouvertes et vote préférentiel dans 18 circonscriptions locales), ne sera pas majoritaire dans le Parlement.
Bicaméral, celui-ci comprend un Sénat dont les 69 membres sont nommés par le roi Abdallah II et la Chambre des députés. Elle reste dominée par des représentants des tribus locales, des notables et des partis loyaux à la monarchie, qui elle, garde la main sur les dossiers stratégiques (alliances, diplomatie, armée…).
"Nous sommes contents de ces résultats et de la confiance que le peuple jordanien nous a accordée, s'est toutefois félicité Wael al-Saqa, secrétaire général du FAI.
"Ces élections marquent un pas important vers le développement de notre système politique", a-t-il ajouté, alors que ce scrutin est le premier organisé depuis l'adoption d'une nouvelle loi en janvier 2022 censée améliorer la représentativité politique (augmentation du quota de candidatures réservées aux femmes et baisse de l'âge minimum des candidats) et renforcer le rôle des partis.
La progression de la coalition islamiste s’inscrit dans un contexte local difficile, avec une économie locale en berne et une situation régionale marquée par la guerre en cours à Gaza et des violences en Cisjordanie occupée. Un conflit qui pèse sur les affaires internes du pays alors qu'environ la moitié de la population du royaume, signataire en 1994 d’un traité de paix avec le voisin israélien, est d'origine palestinienne.
Dans un tel contexte, dans quelle mesure la guerre à Gaza a-t-elle pesé sur la victoire des islamistes qui l’avaient placée au centre de leur campagne ? Malgré leur poids politique relatif au Parlement, leur progression changera-t-elle la donne politique dans le royaume ? Le politologue jordanien et expert en sécurité Omar al-Raddad, répond aux questions de France 24.
France 24 : quels sont, selon vous, les principaux facteurs qui ont contribué à la victoire des islamistes lors de ces législatives ?
Omar al-Raddad : La victoire des islamistes s'explique par des facteurs liés au processus électoral d'une part, et d'autre part directement en rapport avec la situation régionale, notamment la guerre à Gaza. Elle constitue un facteur décisif qui a poussé un tiers de l'électorat [environ 1,6 million d’électeurs sur les 5,1 millions se sont rendus aux urnes selon la commission électorale, NDLR] à voter pour eux.
Concernant le processus électoral, le scrutin s'est déroulé suivant la nouvelle loi électorale, élaborée par le Comité pour la modernisation et la réforme politique, qui a augmenté le nombre de sièges, réduit le nombre des circonscriptions et permis aux jeunes et aux femmes d'accéder plus facilement au Parlement. Or la branche autorisée des Frères musulmans, le parti du Front d'action islamique, a bénéficié de ses expériences antérieures en matière de stratégie électorale, pour présenter, pour ciseler même, sa liste nationale et ses listes locales dans les gouvernorats. La majorité de ses concurrents, qui sont des nouveaux partis politiques dépourvus d’expertise électorale et d’expérience dans la formation de listes, n'a pas réussi à former des alliances efficaces. Pis, des désaccords ont conduit à des scissions dans certaines listes et à des retraits de candidatures, ce qui a contribué à la dispersion des voix au bénéfice des islamistes. Sans compter que certains de ces nouveaux partis ont présenté des programmes similaires et sont liés à des dirigeants dont la plupart appartiennent à des tendances conservatrices affiliées à l'État profond.
Ainsi, c’est le vote pour les 41 sièges réservés aux partis et aux coalitions qui a contribué de manière significative au succès des islamistes ?
Paradoxe significatif, la victoire des islamistes s'est en effet dessinée grâce au niveau national, avec 17 sièges sur 41, et non pas local, 14 sur 97. Les électeurs, qui ont reçu chacun deux bulletins de vote, l'un pour leur circonscription locale et l'autre pour la circonscription nationale unique, ont envoyé un message, comme une sorte de vote sanction, aux candidats de l'État. Ce n'est donc pas un vote d'adhésion au programme où à la vision des islamistes.
Ces derniers ont assuré leur succès en faisant campagne, dès le début du conflit, sur la guerre à Gaza. Ils ont multiplié les discours incendiaires contre l'État, organisé des sit-in près des ambassades américaine et israélienne à Amman et appelé à soutenir la résistance palestinienne. Ils ont également fait montre d’hyperactivité dans le cyberespace, en remettant en question, sur les réseaux sociaux, les prises de positions du pouvoir jordanien à l'égard de la guerre à Gaza, tandis que les autres partis n'ont pas réussi à se différencier sur ces questions.
Avec de tels résultats dans les urnes, les islamistes peuvent-ils gouverner et changer la donne politique dans le royaume ?
Comme il est trop tôt pour parler de la formation d'un gouvernement parlementaire, dont le chef serait automatiquement issu de la majorité parlementaire, [en Jordanie, le roi nomme le Premier ministre et les ministres, NDLR], cette perspective est à écarter. La mise en place d’un tel gouvernement est l’une des étapes de démocratisation attendues que le pays pourrait atteindre dans les dix prochaines années. Il n'est donc pas prévu que les islamistes gouvernent le royaume. D’autant plus, que dans une telle éventualité, il faudra prendre en compte de nombreux paramètres pour calculer le nombre d’élus issus de partis ou des indépendants qui pourraient renforcer leur camp. Or pour le moment, la donne actuelle n'est pas susceptible de faire pencher la majorité de leur côté.
Après ce scrutin, le meilleur scénario que peuvent espérer les islamistes c’est de participer à un gouvernement avec un nombre convenu à l’avance de ministères. Ils ont déjà vécu une telle expérience après les législatives de 1989 [22 sièges remportés par des candidats soutenus par les Frères musulmans, NDLR], lorsqu'ils avaient intégré le gouvernement du Premier ministre défunt Moudar Badrane.
La victoire des islamistes en Jordanie pourrait-elle avoir un impact régional, notamment sur la situation à Gaza ?
Contrairement aux craintes que certains expriment quant à l'avenir du royaume après le gain de 31 sièges de députés sur 138 par les islamistes, il est probable que le pouvoir jordanien soit tenté de capitaliser, diplomatiquement, sur leur succès. Dans le sens où ce nouveau pouvoir législatif sera un argument supplémentaire pour Amman. Il l'aidera à contrecarrer les plans de la droite israélienne dirigée par Benjamin Netanyahu, qui prévoit le rejet de la création d'un État palestinien et l’expulsion d’un grand nombre d’habitants de Cisjordanie vers la Jordanie. C'est une ligne rouge maintes fois répétée par le roi.
Article adapté de l'original en arabe.