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L’Ukraine revendique le recours inédit à des drones équipés de munitions incendiaires à thermite, un composé chimique conçu pour faire fondre quasiment n’importe quel métal. Une nouvelle utilisation des drones de combat qui a ses avantages, mais peut se révéler controversée au regard des normes internationales.

Ces derniers jours, les unités ukrainiennes spécialisées dans les drones ont commencé à déployer des "cracheurs de feu" volant. Des vidéos mettant en scène des drones ukrainiens faisant pleuvoir de la thermite - une redoutable munition incendiaire - sur des positions russes en Ukraine se sont multipliées sur Telegram et X depuis début septembre.

Le ministère ukrainien de la Défense a confirmé, mercredi 4 septembre, l’utilisation de ce qu’il  appelle des "drones dragon" sur le champ de bataille. Le groupe Khorne - l’une des principales unités "dronistes" de l’armée ukrainienne -  a quant à lui choisi de filer la métaphore en vantant l’efficacité de ses "ailes de vengeance apportant le feu directement du ciel".

The Ukrainian military began using the Dragon drone, which burns the area underneath with thermite 🥰🥰🥰 Thermite is a mixture of burning granules of iron oxide and aluminum. About 500 grams of thermite mixture can be placed under a standard FPV drone. The chemical reaction is… pic.twitter.com/3XIzc3LLHN

— Anastasia (@Nastushichek) September 5, 2024

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Jusqu'à 2 200 °C

Toutes les vidéos postées par des militaires ukrainiens à ce sujet montrent des scènes similaires : des drones survolant des zones boisées et larguant une traînée incandescente qui semble embraser tout ce qu’elle touche. Un spectacle qui n’est pas sans rappeler les images de bombes à napalm - la plus célèbre des munitions incendiaires - larguées par les États-Unis durant la guerre du Vietnam.

Ici, il ne s’agit pas de napalm mais de thermite, un composé chimique qui brûle à des températures bien plus élevées. Ce mélange d’oxyde de fer et de poudre d’aluminium que les drones ukrainiens transportent peut chauffer jusqu’à 2 200 °C quand le napalm atteint plutôt les 1 000 °C.

Quel intérêt ? "À cette température, la thermite peut faire fondre presque n’importe quel métal", assure Vicky Karyoti, spécialiste des questions de sécurité internationale et de l’émergence des nouvelles technologies dans les conflits à l’Institut suédois des relations internationales. Redoutable, ces munitions incendiaires peuvent détruire complètement les chars ennemis et autres positions fortifiées.

À regarder aussi Guerre des drones en Ukraine : la technologie au cœur du conflit

La thermite ne peut, en outre, pas être éteinte. "Elle peut même brûler sous l’eau", souligne le site Popular Mechanics.

Autant de caractéristiques qui ont fait de la thermite un composé pour munitions incendiaires très recherché par les militaires depuis plus d’un siècle. Découvert par hasard par le chimiste allemand Hans Goldschmidt en 1893, ce combustible a d’abord été utilisé pour couper le métal. Il a ensuite été récupéré par les militaires pour fabriquer des armes incendiaires. Les zeppelins allemands ont ainsi largué des bombes à thermite au-dessus du Royaume Uni en 1915, tandis que les deux camps de la Seconde Guerre mondiale y ont eu massivement recours. Les Alliés, par exemple, ont lâché plus de 30 millions de bombes à thermite sur l’Allemagne.

Une utilisation inédite des drones

Les bombes à thermite ont ensuite été utilisées au Vietnam dans les années 1960 et, plus récemment, en Syrie, a constaté Human Rights Watch dans un rapport publié en 2023.

Les Ukrainiens ont innové en "armant" des drones avec des bombes. "Ils les ont attachés à des drones disponibles commercialement", explique Vicky Karyoti.

Transformer des drones en "dragons cracheurs de feu" est "plus facile à faire et revient moins cher que si les Ukrainiens avaient mis au point ou acheté des bombes à thermite", estime la spécialiste de l’Institut suédois des relations internationales.

C’est aussi plus discret. Les drones sont plus silencieux et volent plus bas que des avions transportant des bombes incendiaires, "ce qui les rend plus difficiles à détecter par les radars", ajoute Vicky Karyoti.

Arme psychologique

Le recours à ce type d’arme vise, en outre, à "créer un choc dans les rangs de l’ennemi confronté au risque terrifiant d’être brûlé vif", souligne Frank Ledwidge, spécialiste des questions militaires dans la sphère soviétique à l'université de Portsmouth.

Pour lui, la publication de ces vidéos de "drones dragons" répond à des impératifs de propagande. "C’est une manière pour l’armée ukrainienne de dire à l’ennemi : ‘Regardez, nous pouvons être aussi brutaux que vous'", analyse-t-il. Les Russes ont, en effet, déjà été accusés d’avoir recours à des munitions incendiaires, notamment durant la bataille de Bakhmout.

Propagande pour faire peur à l’ennemi mais aussi pour mettre du baume au cœur de l’opinion ukrainienne. "Le moral des troupes ukrainiennes et de la population n’est pas au plus haut, et c’est une manière de démontrer que l’armée est capable d’infliger des dommages aux forces russes", souligne Vicky Karyoti.

Pour elle, ces "drones dragons" sont d’ailleurs une illustration de l’évolution de la manière dont l’Ukraine utilise ces engins. Les drones ont d’abord essentiellement servi pour des missions de reconnaissance, puis ont été de plus en plus utilisés comme "drones kamikazes". Les transformer en "cracheurs de flammes", en fait des "armes psychologiques".

Armes controversées

Équiper de drones de "munitions incendiaires" revient cependant à "jouer dangereusement avec les lignes rouges du droit international", estime Frank Ledwidge. Les terribles souffrances causées aux populations, notamment par les bombes au napalm au Vietnam, ont poussé la communauté internationale à ajouter dans les années 1980 un protocole spécifique pour "interdire ou limiter le recours aux armes incendiaires". La Règle 85 du droit international humanitaire - un ensemble de normes compilées par la Croix rouge internationale au début des années 2000 - précise que les munitions incendiaires ne doivent pas être utilisées s’il existe des armes "moins nuisibles pour mettre l’ennemi hors d’état de nuire"

L’objectif de ces textes est avant tout de protéger les populations civiles, et de faire de ces bombes des armes de dernier recours contre des combattants. Pour Vicky Karyoti, l’Ukraine semble donc ne pas avoir enfreint les règles en bombardant ce qui est présenté comme des "positions militaires ennemies", c’est-à-dire essentiellement des structures militaires et des véhicules comme des chars.

Il n’empêche que ce recours revendiqué à des armes controversées "risque de pousser l’ennemi à faire pareil", soutient Frank Ledwidge. Ou plus précisément, à le faire davantage, puisque la Russie a déjà été accusée d’avoir recours à des armes similaires. Et comme l’indique Le Monde, des chaînes Telegram de commentateurs militaires russes appellent déjà à "fabriquer nos propres drones analogues". Et plus les "drones dragons" se multiplieront, plus le risque grandira que leur feu se répande vers des centres urbains.