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L'offensive en territoire russe, un "pari risqué" de l'Ukraine pour "changer la donne"
En lançant une offensive dans la région russe de Koursk le 6 août, l'armée ukrainienne a voulu rebattre les cartes du conflit après des semaines de paralysie sur le front ukrainien, estiment les spécialistes. Si le pari paraît risqué pour Kiev qui manque de moyens humains et matériels, l'opération a déjà permis de montrer les faiblesses de l'armée russe et porté un coup à la propagande officielle du Kremlin.

Dans un village russe à la frontière avec l'Ukraine, un drapeau blanc-bleu-rouge flotte sur la façade d'une école. Quelques secondes plus tard, un soldat ukrainien le décroche puis le jette au sol. L'image, largement diffusée sur les réseaux sociaux ukrainiens, paraissait inenvisageable il y a encore quelques jours. Pourtant, mercredi 14 août, les forces ukrainiennes poursuivent leur opération dans la région frontalière russe de Koursk, où elles mènent depuis le 6 août une offensive inédite -la plus grande d'une armée étrangère sur le sol de la Russie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Une semaine après avoir lancé son attaque, Kiev affirme avoir pris le contrôle de 1 000 km² de territoire et de 74 localités dans cette région qui sert de base arrière aux forces de Moscou pour mener la guerre dans l'est de l'Ukraine. De leur côté, les autorités russes ont reconnu lundi la perte de 28 localités et des gains territoriaux ukrainiens s'étendant sur une zone de 40 kilomètres de largeur et de 12 kilomètres de profondeur.

Selon des calculs réalisés par l'AFP mardi à partir de sources russes relayées par l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW), un centre de réflexion américain, les troupes ukrainiennes ont avancé de 800 km² dans la région de Koursk. À titre de comparaison, la Russie a progressé de 1 360 km² en territoire ukrainien depuis le 1er janvier 2024, d'après l'analyse de l'AFP.

Alors comment expliquer cette rapide progression de l'Ukraine ? Quelle est la stratégie de Kiev ? Comment répond Moscou ? Quelles sont les conséquences sur le conflit ? France 24 fait le point. 

Une incursion surprise dans un territoire peu protégé

L'attaque ukrainienne dans la région de Koursk a commencé juste après le lever du soleil le 6 août, vers 5 h 30 du matin, selon l'état-major de l'armée russe. Au total, toujours d'après Moscou, jusqu'à 1 000 soldats ukrainiens - "des milliers" selon Kiev, ont pénétré dans cette zone frontalière, accompagnés d'au moins 11 chars, de plus de vingt autres blindés et des drones.

Dans les premiers temps, cette percée semble s'être faite sans difficulté majeure. Pour cause, l'attention étant fixée depuis des mois sur le Donbass où se concentrent les combats, la région de Koursk était peu protégée, s'accordent les experts militaires. "Les Russes n'étaient pas préparés à ça", explique le général Jean-Paul Paloméros, ancien chef d'état-major de l'armée de l'air française, qui présente la région comme un "ventre mou" défendu uniquement par des "conscrits russes".

"Ce n’était pas très dur", confirme auprès du journal Le Monde Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et officier de réserve. "Depuis le printemps 2022, la frontière située au nord du Donbass était calme, hormis quelques petits raids. Donc il n’y avait que deux lignes de tranchées assez simples, quelques champs de mines et peu d’hommes – quelques centaines de membres du FSB et de la garde nationale russe", précise-t-il. 

"La frontière n'était pas protégée. Ils n'avaient que des mines antipersonnel éparpillées autour des arbres sur le bord de la route et quelques mines qu'ils ont réussi à éparpiller rapidement le long des autoroutes", a de son côté témoigné auprès de l'AFP un soldat ukrainien répondant au nom de guerre "Roujyk". Loin de l'épicentre des combats, la région de Koursk constituait ainsi une cible plus facile que n'importe quelle autre sur le front de 960 kilomètres dans l'est et le sud de l'Ukraine.

Outre ce front inattendu, l’effet de surprise a été d’autant plus grand pour Moscou que les autorités ukrainiennes ne cessent d'alerter depuis plusieurs mois sur leur manque de soldats et de munitions. Comment, dans ce contexte, imaginer qu'elles puissent lancer une attaque de cette envergure ? "Cette opération a d'ailleurs aussi été une surprise pour toute la population ukrainienne. Personne ne s'attendait à voir ça", témoigne Tetyana Ogarkova, journaliste et responsable du département international à l'Ukraine Crisis Media. 

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Un rapport aurait cependant été remis aux autorités militaires russes environ un mois avant l'attaque, indiquant que "des forces avaient été détectées [près de la région de Koursk] et que des renseignements indiquaient des préparatifs en vue d'une attaque", a déclaré Andreï Guruliov, un membre du Parlement russe et ancien officier de haut rang de l'armée, au New York Times. L'état-major n'y aurait donc pas cru ou voulu y croire.

"Je pense que l'état-major ukrainien a évalué le rapport coût-efficacité de l'opération et s'est dit que la meilleure défense, c'était l'attaque", analyse Jean-Paul Paloméros. "Mais la grande question désormais est de savoir ce que Kiev va faire maintenant. Passer à l'attaque, c'est bien, mais il faut effectivement des moyens pour tenir. Et l'Ukraine risque de vite en manquer."

Déstabiliser l'armée russe

Face à l'avancée rapide de l'armée ukrainienne, la riposte russe a tardé à se mettre en place. Alors que ses forces sont concentrées depuis plusieurs mois dans l'est de l'Ukraine, l'ouverture de ce nouveau front a en effet obligé Moscou à mobiliser des effectifs en urgence pour protéger la zone. 

"C'est certainement une partie de la stratégie ukrainienne", note Jean-Paul Paloméros. "À travers cette opération, les Ukrainiens forcent les Russes à dévoiler leurs capacités militaires et à réorganiser leurs effectifs en mobilisant à Koursk des soldats qui n'étaient pas destinés à y être."

"Personne ne connaît les objectifs exacts de l'armée ukrainienne mais cette incursion apparaît comme une opération de survie", abonde Tetyana Ogarkova. "Les lignes ukrainiennes ne bougeaient plus depuis plusieurs mois. En attaquant la Russie, l'armée ukrainienne l'a forcée à détourner l'attention sur d'autres lieux et a changé la dynamique." 

Ces dernières heures, la situation restait cependant floue sur le terrain. Mercredi, les autorités russes ont affirmé avoir stoppé l’avancée ukrainienne après avoir dépêché sur place des renforts et de l’armement - lance-roquettes multiples, pièces d’artillerie et chars, notamment. Des propos immédiatement niés par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. "Nous continuons de progresser dans la région de Koursk. Depuis le début de la journée, nous avons parcouru entre un et deux kilomètres dans différentes zones", a-t-il assuré, tout en faisant état de "plus de 100 militaires russes capturés" dans la journée.

Les prochains jours décisifs

Les jours à venir s'annoncent décisifs. Les troupes ukrainiennes vont-elles se retirer ou tenter de tenir leurs positions ?

L'Ukraine a annoncé mercredi vouloir créer une "zone tampon" et des "couloirs humanitaires" dans la région russe. Cela vise à "protéger les communautés frontalières des bombardements hostiles quotidiens", a déclaré le ministre de l'Intérieur, Igor Klymenko, sur Telegram. "Les habitants des localités situées dans la zone de l'opération de défense ont été abandonnés par la Russie" et sont privés des "besoins les plus élémentaires", a-t-il ajouté, en précisant que des préparatifs étaient en cours en vue de leur livrer nourriture, eau potable, médicaments et produits d'hygiène.

Mais pour le général Jean-Paul Paloméros, l'opération ukrainienne sert avant tout une stratégie politique. "Cette incursion sur le territoire russe est un pari que les Ukrainiens font pour reprendre la main", insiste-t-il. "Tout le monde se rend compte que les mois qui viennent, avant l'hiver, vont être cruciaux. Les Ukrainiens ont donc tout intérêt à essayer de rebattre les cartes maintenant pour se remettre dans une situation plus favorable en affaiblissant l'armée russe sur le front est."

Pour le spécialiste, il n'est pas question "de tenir les positions dans la durée". "Les Ukrainiens veulent aussi se démarquer de ce qu'ont fait les Russes : ils ne sont pas là pour attaquer la Russie, s'en prendre à la population ou au territoire mais pour de la légitime défense", précise-t-il. 

"Les troupes russes vont reprendre le contrôle tôt ou tard", abonde Tetyana Ogarkova. "L'objectif était d'attirer l'attention hors des régions de Donetsk et de Kherson, et c'est au moins partiellement atteint."

Trois jours après le début de l'opération, le président Volodymyr Zelensky avait en effet admis qu'il s'agissait de "déplacer la guerre" en Russie. L'offensive ukrainienne est "légitime" et s'arrêtera si Moscou accepte une "paix juste" et met fin à son invasion, a de son côté ajouté mardi le ministère ukrainien des Affaires étrangères.

Vladimir Poutine mis à mal 

Quelle que soit l'issue militaire de cette incursion ukrainienne, cette dernière s'apparente à un camouflet pour les autorités russes et Vladimir Poutine. 

Sur le terrain, selon les autorités de la région de Koursk, les combats et les bombardements ukrainiens ont fait au moins 12 morts et 121 blessés parmi les civils, dont dix enfants. Au moins 121 000 personnes ont par ailleurs été évacuées. Une aide d'urgence a été acheminée dans la zone frontalière et des trains supplémentaires vers Moscou ont été mis en place pour les personnes fuyant les combats. 

Dans la région voisine de Belgorod, également limitrophe de l'Ukraine, l'état d'urgence a été décrété mercredi et des évacuations de plus petite ampleur ont été annoncées. De quoi mettre à mal le récit officiel du Kremlin, qui répète sans cesse que "l'opération militaire spéciale" contre l'Ukraine est "sous contrôle". 

Signe de l’embarras du Kremlin, Vladimir Poutine a été vu lundi à la télévision, la mine crispée, ordonnant à son armée d'"expulser l’ennemi" hors de Russie. "Politiquement parlant, c'est un coup très dur pour Vladimir Poutine qui ne s'attendait pas à une telle attaque. Celle-ci vient montrer que la Russie est plus faible que ce qu'elle voulait faire croire", résume résume Tetyana Ogarkova. À l'inverse, "dans les rangs ukrainiens, cette opération donne la sensation que les choses bougent et cela peut rendre optimiste."