Les manifestations de militants d’extrême droite se multiplient depuis plus d’une semaine au Royaume-Uni et deviennent de plus en plus violentes. Entraînées par la mort tragique de trois fillettes, tuées à coups de couteau à Southport le 29 juillet, elles sont nourries par une désinformation très efficace sur les réseaux sociaux et un climat toxique autour des questions d’immigration.
Liverpool, Manchester, Hull, Blackpool, Rotherham, Bolton ou encore Belfast. Autant de villes au Royaume-Uni qui ont connu des violences xénophobes et anti-musulmans samedi 3 août et dimanche 4 août. À Liverpool, au nord-est de l’Angleterre, plus d’un millier de manifestants d’extrême droite ont affronté les forces de l’ordre en entonnant des slogans racistes. À Rotherham, des militants radicaux ont quant à eux pris pour cible et saccagé les vitres d’un hôtel qui accueille des demandeurs d’asile.
Faux coupable, vrai xénophobie
Face à ces manifestations, les plus violentes que le pays a connu depuis 2011 lorsque la mort d’un jeune homme métis tué par la police avait provoqué des émeutes, le chef du gouvernement travailliste Keir Starmer a promis la plus grande fermeté contre les auteurs de violence et ceux qui les y incitent.
Alors que plus de 300 personnes ont été arrêtées depuis une semaine, dont 150 ce week-end, le gouvernement a tenu lundi une réunion d’urgence pour décider d’une ligne à suivre. Parmi les sujets abordés, le rôle et la responsabilité des réseaux sociaux ont tenu une place centrale dans les discussions qui se sont déroulées au 10 Downing Street, affirme la BBC.
"Dans le cas du drame de Southport et des émeutes qui ont suivi, la relation entre désinformation en ligne et violence dans la rue crève les yeux", reconnaît Anne Craanen, chercheuse sénior et spécialiste du radicalisme en ligne à l’Institute for Strategic Dialogue, un cercle de réflexion consacré à la lutte contre l’extrémisme basé à Londres.
Ce faux coupable était tout ce dont les militants d’extrême droite britanniques pouvaient rêver. Il était présenté non seulement comme un immigré, mais aussi comme un musulman qui serait arrivé illégalement dans le pays en 2023 sur une "petite embarcation" ("small boat"). De quoi conforter l’extrême droite britannique qui assure que le pays est en proie à une invasion de clandestins qui débarquent sur les rivages de l’archipel à bord de ces "small boat".
La police a eu beau affirmer rapidement que l’auteur présumé était originaire de Cardiff, au sud du Pays de Galles, la version officielle n’a pas fait le poids face à la désinformation rampante sur les réseaux sociaux.
La main de Moscou ?
L’un des principaux amplificateurs de cette "fake news" reprise depuis une semaine par les manifestants a été un obscur site d’informations baptisé Channel3 Now. Difficile d’imaginer de prime abord que ce site, dont le fil sur X n’est suivi que par 3 338 internautes, puisse être perçu comme l’un des moteurs de cet embrasement social au Royaume-Uni. Pourtant, c’est bien leur article évoquant la piste d’un "immigré clandestin" comme auteur de l’attaque qui "a été repris par plusieurs comptes X influents tels que ‘End Wokeness’, suivi par 2,8 millions d’internautes", souligne Anne Craanen.
Comment est-ce possible ? Simple : Channel3 Now serait "lié à la Russie", a assuré le quotidien britannique, le Daily Telegraph, samedi 3 août. À ce titre, il serait donc un maillon de la machine à désinformation russe. Ces violentes manifestations au Royaume-Uni entreraient ainsi dans un schéma familier "d’usines à faux comptes [sur les réseaux sociaux] liées à la Russie, qui amplifient des fausses informations dans le but d’attiser les tensions dans les pays occidentaux", note Paul Reilly, spécialiste des médias et de la communication à l’université de Glasgow.
Pour autant, le lien avec la Russie est ténu. Le site disposait effectivement en 2012 d’une chaîne YouTube qui diffusait essentiellement des contenus en Russe, précise Meduza, un site russe d’investigation. Mais depuis lors, Channel3 Now semble avoir changé d’allégeance. "Nos propres recherches indiquent que le site a été un temps géré depuis le Pakistan", affirme Anne Craanen.
Est-ce que c’est toujours le cas ? La piste pakistanaise reste toujours d’actualité, même si certains indices suggèrent que le site est actuellement hébergé aux États-Unis.
Il est certes possible que des propagandistes russes aient repris les rênes de Channel3 Now, mais "il faut reconnaître que blâmer la Russie est aussi un peu une solution de facilité", estime Paul Reilly.
Tommy Robinson et Andrew Tate
Des personnalités et influenceurs d’extrême droite tout ce qu’il y a de plus britanniques ont aussi largement contribué à transformer le drame de Southport en combat contre "l’ l’immigration massive". C’est le cas notamment de Tommy Robinson (dont le vrai nom est Stephen Yaxley-Lennon), un célèbre militant islamophobe britannique qui a été le cofondateur en 2009 de l’English Defense League, un groupuscule d’extrême droite aujourd’hui largement inactif.
"C’est quelqu’un qui a eu son heure de gloire médiatique dans les années 2010, mais qui était beaucoup moins sous le feu des projecteurs dernièrement", souligne Paul Reilly. Il a cependant été très actif sur les réseaux sociaux depuis une semaine pour appeler ses partisans à manifester pour "reprendre possession de notre pays".
Ces manifestations ont été une occasion pour ce militant extrémiste de revenir sur le devant de la scène… mais de loin. Tommy Robinson semble en effet s’être aujourd'hui réfugié à Chypre pour échapper à une condamnation en Angleterre pour incitation à la haine.
Or, ces messages semblent avoir eu de l’influence sur certains manifestants "puisqu’on peut les entendre crier son nom dans les défilés", note Paul Reilly.
Tommy Robinson n’est pas le seul à essayer de profiter du mouvement de protestation. Des influenceurs comme Andrew Tate, un "masculiniste" accusé de trafic d’êtres humains et de viols en Roumanie, ont également promu auprès de leur communauté des thèses xénophobes liées au drame de Southport.
"Si on fait une recherche sur X relative à Southport, les résultats recommandés par la plateforme incluent le fil de l’acteur britannique devenu activiste d’extrême droite Laurence Fox. L’un de ses messages - appelant à ‘bannir définitivement l’Islam d’Angleterre’ - a été vu plus de 850 000 fois", ajoute Anne Craanen.
Autant d’influenceurs qui manient la désinformation pour faire leur promotion sur le dos de la version "muskienne" de Twitter. Pour la plupart, "ils sont revenus sur la plateforme après son rachat par Elon Musk en 2022 et profitent pleinement de la nouvelle orientation de X qui fait primer la ‘liberté d’expression’ sur les autres considérations", souligne Paul Reilly.
La faute à Elon Musk ?
D’où les accusations lancées dans certains médias contre X et d’autres plateformes comme Telegram selon lesquelles elles permettraient de maintenir les manifestants dans des "bulles informationnelles qui vont pousser les internautes à choisir de continuer à croire les fausses informations même si des sources officielles apportent des démentis", assure Paul Reilly.
Mais même s’il estime que les réseaux sociaux devraient faire davantage pour lutter contre la désinformation, cet expert juge qu’on ne peut pas faire porter le chapeau uniquement à Elon Musk. "Cette flambée de violence ne vient pas de nulle part", nuance-t-il.
Les experts interrogés par France 24 pointent ainsi du doigt la responsabilité des politiciens dans la situation actuelle, à commencer par celle de Nigel Farage et son mouvement Reform UK.
Le leader populiste a inlassablement nourri les fantasmes autour des "small boats" remplis de clandestins qui menaceraient d’envahir le Royaume-Uni. Peu après le drame de Southport, "il a publié une vidéo dans laquelle il laisse entendre que le gouvernement cacherait des éléments sur l’assaillant. Cela n’a certainement pas contribué à apaiser les tensions", estime Paul Reilly.
Mais, Nigel Farage n’est pas le seul à avoir nourri un "discours toxique autour de la question de l’immigration", affirme cet expert. Des membres de l’ex-gouvernement conservateur de Rishi Sunak ont aussi contribué à banaliser les thèses xénophobes, assurent les experts interrogés par France 24. L'ex-Premier ministre lui-même avait été beaucoup critiqué pour sa mesure visant à expulser les migrants vers le Rwanda. Et son gouvernement avait même proposé une loi pour combattre le phénomène des "small boats".
"Le plus important sera de voir dans les prochains jours comment tous ceux qui ne sont pas d’accord avec cette désinformation vont se mobiliser pour offrir un discours alternatif à celui de ces extrémistes", espère Paul Reilly.