Les problèmes s’accumulent pour l’armée israélienne. Elle a perdu huit hommes dans une explosion à Rafah dimanche 16 juin, dans ce que les médias israéliens ont qualifié d'"incident le plus meurtrier" depuis six mois pour Tsahal. Un nombre de victimes qui peut paraître faible aux yeux de certains étant donné le contexte de la guerre à Gaza mais qui, pour l'opinion publique israélienne, est déjà beaucoup trop élevé.
Une semaine plus tôt, le Hamas s’était targué d’avoir tué un nombre indéterminé de soldats dans l’explosion d’une maison piégée à Rafah.
"Armée épuisée"
Ces pertes viennent renforcer la conviction de l’état-major israélien, qui multiplie les mises en garde ces derniers jours sur le risque de manquer de soldats pour continuer à mener la guerre avec la même intensité contre le Hamas.
Outre ces problèmes d’effectifs, l’armée est aussi très occupée sur le front… politique. Les relations se sont fortement détériorées avec le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Le chef du gouvernement a ouvertement critiqué la décision de l’état-major de prononcer une "pause tactique" tous les jours de 8 h à 19 h dans l’offensive à Gaza pour permettre une "augmentation du volume d’aide humanitaire entrant" dans l’enclave palestinienne.
Sans compter l'opposition de plus en plus ouverte d’une partie de la population israélienne, choquée par le très lourd bilan humain, côté palestinien, de l’offensive israélienne à Gaza. Des heurts se sont ainsi produits, lundi 17 juin, entre les forces de l’ordre et des manifestants qui s’étaient rassemblés à Jérusalem, non loin de la résidence de Benjamin Netanyahu, pour protester contre la manière dont la guerre est menée.
"La réalité est qu’après huit mois de guerre intense, les troupes sont tout simplement épuisées. Ce sont les mêmes soldats, avec le même matériel, qui se battent depuis tout ce temps. L’état-major cherche à tout prix à gagner un peu de temps pour que les soldats puissent se reposer et se regrouper", résume Ahron Bregman, politologue et spécialiste du conflit israélo-palestinien au King’s College de Londres.
L’armée israélienne ne s’étend pas officiellement sur l’état de fatigue de ses troupes, mais il y a des signes qui ne trompent pas. "La cadence de rotation des brigades et des bataillons est plus rapide qu’avant", souligne Steven Wagner, historien et spécialiste des questions de stratégie militaire au Moyen-Orient à l’université de Brunel, à Londres. Autrement dit, les soldats ont besoin plus souvent de se reposer.
Pour les experts interrogés, les attaques terroristes du Hamas sur le sol israélien le 7 octobre dernier et l’intensité de la riposte décidée par le gouvernement de Benjamin Netanyahu, qui nécessite un engagement au long cours, ont pris de court une "armée trop petite" pour la tâche, assure Ahron Bregman. Pour ce spécialiste, les stratèges militaires israéliens pensaient que l’époque des grandes guerres régionales – comme la guerre des Six Jours en 1967 ou la guerre du Kippour en 1973 – était révolue. Conséquence : "L’armée a dissous six divisions ces vingt dernières années. Il lui manque aujourd’hui approximativement deux divisions entières, soit 10 000 soldats supplémentaires", détaille Ahron Bregman.
Trouver plus de soldats
La situation est d’autant plus compliquée que "les affrontements deviennent de plus en plus fréquents avec le Hezbollah à la frontière nord, entre Israël et le Liban", souligne la radio publique américaine NPR. Une extension de la guerre au nord "serait catastrophique en l’état actuel pour le Liban et Israël", assure Ahron Bregman.
"D’un point de vue matériel – chars, roquettes et munitions –, Israël peut faire face, mais une guerre ouverte avec le Hezbollah prolongerait encore plus la guerre, ce qui, du point de vue des effectifs et du moral des troupes, serait très difficile", estime Omri Brinner, analyste israélien et spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d’experts des questions de sécurité internationale.
L’armée sait qu’elle "n’est pas prête pour un tel engagement", ajoute Omri Brinner. Elle redoute d’autant plus une guerre ouverte avec le Hezbollah que si la milice armée pro-iranienne lui tient tête, "ce serait politiquement catastrophique pour Israël", estime Steven Wagner.
La priorité du ministre de la Défense – chef des armées en Israël – est donc d’augmenter les effectifs. "La solution la plus simple serait de mobiliser les ultraorthodoxes, mais c’est politiquement délicat pour Benjamin Netanyahu", note Omri Brinner. L'apport serait non négligeable pour l’armée puisqu’en 2023, plus de 60 000 religieux ont demandé et obtenu l’exemption du service militaire à laquelle ils ont droit selon la loi israélienne.
Mais toucher à ce privilège reviendrait à s’aliéner les partis ultrareligieux et d’extrême droite, qui constituent actuellement le principal soutien du gouvernement de Benjamin Netanyahu.
Il faut donc trouver une autre solution. Le gouvernement s’apprêterait ainsi à adopter une nouvelle loi pour prolonger d’un an le temps durant lequel les réservistes sont mobilisables. Concrètement, "l’âge de la retraite" des réservistes passerait de 40 à 41 ans pour les soldats et de 45 à 46 ans pour les officiers.
"C’est clairement une tentative d’améliorer la question de la rotation des effectifs afin de réduire la fatigue. Mais c’est aussi une mesure qui ne va pas améliorer la qualité générale des troupes, puisque des personnes plus âgées vont forcément devoir effectuer des patrouilles dans des secteurs à haut risque", analyse Steven Wagner.
Netanyahu contre Gallant
Même si l’armée trouvait les ressources pour augmenter suffisamment ses effectifs, il resterait toujours "des problèmes de commandement stratégique au plus haut niveau", estime Omri Brinner.
La dissolution, lundi, du cabinet de guerre plonge l’armée dans le flou stratégique. "Benjamin Netanyahu subit d’intenses pressions de ses alliés à droite et il lui manque la marge de manœuvre pour prendre certaines décisions [comme celle de mobiliser les ultrareligieux, NDLR]", souligne Omri Brinner. Il pourrait s’appuyer directement sur son ministre de la Défense, Yoav Gallant, mais "on est dans une situation inédite : les deux hommes [tous les deux membres du même parti, le Likoud, NDLR] se détestent cordialement et sont prêts à se sauter à la gorge à la moindre occasion", explique Steven Wagner.
Là encore, cela ne simplifie pas les affaires d’une armée qui a besoin d’hommes et d’une orientation claire. "Elle peut encore tenir comme ça quelques mois, mais pas beaucoup plus longtemps", estiment les experts interrogés par France 24. "Cela confirme simplement que les objectifs de détruire militairement entièrement le Hamas et de libérer tous les otages sont inatteignables en l’état actuel des forces israéliennes", conclut Ahron Bregman.