En Thuringe, dans le centre de l’Allemagne, Tommy Frenck, un célèbre néonazi allemand, a réussi pour la première fois à se qualifier pour le second tour d’un scrutin local. Un petit tremblement de terre politique outre-Rhin où les médias se demandent comment ce restaurateur a pu se présenter malgré tout ce que l'on sait sur lui.
Le nom de son parti, Bündnis Zukunft Hildburghausen ("Alliance pour l’avenir de la ville de Hildburghausen"), est anodin au possible. Son slogan l’est un peu moins : "Pour une patrie forte" laisse peu de doute sur les penchants droitiers du candidat. Et puis il y a son nom, connu dans toute l’Allemagne : Tommy Frenck, l’un des néonazis les plus célèbres du pays. Il est en lice, dimanche 9 juin, pour devenir le responsable du district de Hildburghausen lors des élections communales qui se tiennent parallèlement aux européennes dans plusieurs villes de la région de Thuringe.
Hildburghausen n’est pas Berlin, loin de là. Mais cette petite commune d’un peu plus de 10 000 habitants a été propulsée sur le devant de la scène politique allemande lorsque Tommy Frenck est arrivé deuxième à l'issue du premier tour de l’élection, le 26 mai. Les médias allemands ont alors multiplié les articles se demandant non seulement comment un néonazi assumé avait réussi à se qualifier pour le second tour, mais surtout comment il a pu se présenter à une élection.
Pas de candidat AfD en face
Devancé seulement – mais largement – par Sven Gregor (42,4 %), le candidat du parti populiste Freie Wähler ("Électeurs libres"), Tommy Frenck a, avec 24,9 % des voix, même fait mieux que le représentant de la très puissante CDU, la principale formation conservatrice allemande.
Cette irruption au second tour d’une élection locale d’un candidat dissimulant à peine sa nostalgie pour le IIIe Reich s’explique en partie par l’absence de candidat de l’Alternative für Deutschland (AfD) à Hildburghausen. Le mouvement d’extrême droite, très puissant en Thuringe (environ 30 % des voix), a expliqué ne pas avoir trouvé de candidat adéquat dans ce district.

Une affirmation étonnante pour qui connaît l’histoire politique récente de la Thuringe. Depuis la réunification, au début des années 1990, cet ex-Land d’Allemagne de l’Est a connu "une succession d’événements – comme des manifestations ou des concerts d’extrême droite – qui, profitant du laissez-faire des autorités, a permis à l’idéologie d’extrême droite de s’implanter fermement dans la région", explique un politologue allemand spécialiste de l’extrême droite, qui préfère garder l’anonymat car la Thuringe n’est plus son champ d’étude principal depuis quelques années.
La décision de l’AfD a en tout cas ouvert un boulevard politique à Tommy Frenck. Cet extrémiste de 37 ans s’y est engouffré, fort d’une implantation locale déjà importante. Car Tommy Frenck n’est pas un novice de la politique.
Il avait déjà réussi des percées électorales. En 2018, il avait obtenu 17 % des voix à la précédente élection pour diriger le district. En 2022, il avait flirté avec les 30 % de votes lors du scrutin municipal de Kloster Vessra, la bourgade où il réside, qui dépasse légèrement les 200 habitants.
Ce nouveau succès est donc aussi le résultat du travail de terrain de longue haleine d’un nazi qui veut percer politiquement depuis des décennies. En 2009 déjà, Tommy Frenck, du haut de ses 22 ans et membre du très radical parti d’extrême droite NPD (Parti national démocrate), veut s’emparer du pouvoir dans sa ville natale de Schleusingen qu’il déclare "ville libérée". Mais Schleusingen ne semble pas avoir envie d’être "libérée" par un néonazi. Après plusieurs échecs, il décide de chercher une meilleure fortune politique dans le district de Hildburghausen, et plus précisément dans la petite bourgade de Kloster Vessra.
Le "Lion d'Or" comme QG
C’est là qu’il va établir son QG – un restaurant, acquis en 2014. Le "Goldener Löwe" (le "Lion d’Or") va, peu à peu, devenir une adresse incontournable de la scène néonazie allemande, et même au-delà.
Les photos des clients "prestigieux" que Tommy Frencks exhibe fièrement sur le site de son auberge forment un véritable who’s who de l’extrême droite la plus radicale et violente à l’est du Rhin. On y trouve notamment la célèbre "mamie" négationniste allemande, la nonagénaire Ursula Haverbeck, qui a effectué plusieurs séjours en prison pour avoir nié la réalité de la Shoah. Plusieurs groupes de heavy metal néonazi semblent aussi, d’après les photos, avoir apprécié les "schnitzel" (escalope panée de veau ou de volaille) du Goldener Löwe, tout comme un chansonnier antisémite ou encore Nikolai Nerling, surnommé "Der Volkslehrer" ("Le Professeur du peuple") sur les réseaux sociaux où il sévit avec des vidéos aux relents antisémites.
Tommy Frenck semble aussi très ouvert aux étrangers, du moment qu’ils sont d’extrême droite. Il pose ainsi bras dessus, bras dessous avec des hooligans italiens, des skins polonais, des "chinois anti-communistes" ou encore Denis Nikitine, le néonazi russe qui, à la tête de la milice du Corps des volontaires russes, combat aux côtés des Ukrainiens dans l’espoir de renverser son ennemi juré, Vladimir Poutine.
Autant de profils passés au "Goldener Löwe", où Tommy Frencks organise des concerts et des "conférences" aux relents nostalgiques du IIIe Reich. Il gère aussi un service de vente en ligne d’objets d’extrême droite – aussi bien des symboles nazis que des articles en lien avec le Ku Klux Klan nord-américain.
Cuisinier de formation, il a aussi publié un livre sur les "88 meilleurs plats de viande du [IIIe] Reich" et sert, à l’occasion de l’anniversaire de la naissance d’Adolf Hitler, des schnitzel pour 8,8 euros. Une obsession pour le 88 ? Rien de plus normal pour les connaisseurs du manuel du parfait petit nazi, puisque dans leur "langue", le 88 fait référence au "double H" – la huitième lettre de l’alphabet qui renvoie au salut hitlérien, "Heil Hitler".
Intimidation ?
Ce positionnement politique très assumé lui a valu des chapitres entiers dans tous les rapports de l’autorité de Thuringe de la protection de la constitution depuis 2020. Pour lisser quelque peu son image à l’occasion des élections locales, il s’est essentiellement contenté de porter des chemises cachant le tatouage qu'il arbore au niveau du cou, où il est écrit "aryen".
Difficile d’imaginer qu’un tel phénomène a pu se présenter sans encombre à une élection en Allemagne. "En Thuringe, la loi électorale oblige les candidats à défendre l'ordre libre et démocratique au sens de la Loi fondamentale et de la Constitution [allemande, NDLR], ce qui semble difficilement compatible avec le profil de Tommy Frenck", note le politologue interrogé par France 24.
Une commission électorale s’est saisie du cas de ce néonazi, mais à une majorité de trois votes contre deux, ses membres ont décidé de laisser Tommy Frenck se présenter. Pourquoi ? Interrogé par la Süddeutsche Zeitung, le chef de cette commission a soutenu qu’il fallait des "preuves solides" pour priver un citoyen d’un droit aussi fondamental que celui de se présenter à des élections. Il craignait que le candidat frustré ne conteste devant les tribunaux cette interdiction.
Face à l’étonnement du journaliste de la Süddeutsche Zeitung sur le prétendu manque de "preuves solides", le responsable a aussi reconnu que la présence intimidante de Tommy Frenck aux auditions publiques de la commission a pu jouer un rôle…
Si Frenck parvenait dimanche à rattraper l’important retard pris face à son adversaire du second tour et l’emportait in fine, le procureur de Thuringe pourrait encore saisir des tribunaux pour contester sa victoire.