Le nouveau ministre russe de la Défense, Andreï Belooussov, choisi par Vladimir Poutine, dimanche 12 mai, n’est pas un militaire. Si son profil d’économiste peut intriguer dans les capitales occidentales, les experts qui se sont penchés sur sa nomination et le remaniement surprise du gouvernement estiment qu’il n’a rien d’étonnant au moment où l'économie russe se réoriente vers l'effort de guerre.

Après tout, son prédécesseur Sergueï Choïgou, qui fait partie du cercle très fermé des proches du maître du Kremlin et qui paradait en uniforme, n’était pas non plus issu des rangs de l’armée russe.

Interrogée sur l’antenne anglophone de France 24, Alexandra Filippenko, analyste politique indépendante basée à Vilnius, considère que l’arrivée aux manettes de ce technocrate partisan d'une économie étatisée montre surtout qu’aux yeux de Moscou, "la guerre peut durer des années et qu'elle peut être longue".

France 24 : L'année dernière, Evguéni Prigojine, le patron du groupe paramilitaire Wagner, mort dans le crash d'un avion en août 2023, avait vertement critiqué Sergueï Choïgou et sa gestion du conflit en Ukraine. Le président Vladimir Poutine n'avait pas daigné remplacer son ministre de la Défense à l'époque. Alors pourquoi le faire maintenant ?

Vladimir Poutine a montré plus d'une fois qu'il ne craquait pas sous la pression. Il aimait le montrer à ses partenaires européens à l'époque, mais aussi à tous les responsables de l'opposition russe. Il n'a jamais remplacé l’un de ses fidèles quand cela lui était demandé, où même par des proches du Kremlin. Je pense que ce remaniement intervient maintenant en raison du déblocage de l'aide américaine à l'Ukraine, que la Russie espérait ne jamais voir en raison de la bataille acharnée que se livraient les démocrates et les républicains [le Congrès américain a voté fin avril, après des mois de longues discussions, une nouvelle enveloppe de 61 milliards de dollars pour aider militairement et économiquement l'Ukraine, NDLR].

Depuis le déblocage de cette aide, il est devenu totalement clair pour Moscou que la guerre peut durer des années. Le Kremlin considère donc qu'il a besoin d'argent pour la mener alors que les ressources d’aujourd'hui ne seront bientôt plus disponibles. Il suffit de regarder Gazprom, qualifié de trésor national par le Kremlin, qui s'est avéré non rentable pour la première fois de son histoire [le géant gazier, pilier majeur de l'économie russe, a annoncé début mai avoir subi l'année dernière une perte record de 6,4 milliards d'euros, NDLR].

D’où la nomination d’Andreï Belooussov, économiste de formation, à la Défense ?

Le Kremlin n'a pas besoin d'un militaire ou d'un ancien cadre de la Défense. Il a besoin de quelqu'un qui comprenne l'économie et qui sache comment mener cette guerre moderne, comment accumuler de nouvelles ressources et les redistribuer rapidement. Issu de la sphère économique du pouvoir russe, Andreï Belooussov connaît bien la situation économique du pays. Il sera donc très difficile pour quiconque, pour tout fonctionnaire, de lui dissimuler des informations. L'année dernière, un groupe de travail a été créé sous l'égide du Conseil de sécurité russe, dont Sergueï Choïgou vient de devenir le secrétaire, à la suite de sa mise à l’écart. Au sein de ce groupe de travail, Andreï Belooussov devait faire des propositions à Poutine sur la manière de convertir l'économie du pays à des fins militaires. Celui qui était le cerveau de cette opération va donc désormais diriger le ministère de la Défense. Sa nomination indique à tous que la Russie est prête pour une longue guerre.

Ce remaniement ministériel intervient au moment où l’armée russe enregistre "des succès tactiques" dans le nord-est de l’Ukraine. L’aide militaire occidentale attendue par Kiev changera-t-elle vraiment la donne ?

C'est exactement la raison pour laquelle l’armée russe se bat en ce moment avec une telle férocité. Cela est lié à la troisième annonce d'aide américaine, vendredi, celle dont a immédiatement besoin l’Ukraine [la Maison Blanche a annoncé, le 10 mai, une aide militaire de 400 millions de dollars, NDLR]. L’armée ukrainienne attend notamment les systèmes de lance-roquettes multiples Himars et des munitions antiaériennes et antichars pour les véhicules blindés. C'est ce qui est attendu d'un jour à l'autre sur le front. Mais l’Ukraine ne peut pas attendre trop longtemps cette aide qui, il faut l’espérer, lui permettra de changer le rythme et d'aider l'Ukraine à changer la donne de la guerre.