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Les morts au travail en France : "un phénomène massif" qui réclame une urgence
Chaque jour en France, deux personnes meurent dans des accidents du travail, d’après le dernier bilan de l’Assurance maladie émis pour 2022. Des chiffres qui sont loin de cerner l’ampleur du phénomène, indiquent plusieurs observateurs inquiets. Ils alertent également sur la hausse des accidents mortels chez les jeunes, de plus en plus exposés.

Sur le fil X de Matthieu Lépine, les récits défilent quotidiennement. Un livreur à vélo de 31 ans mortellement fauché par une voiture. Un artisan dans le BTP, père de 3 enfants, décédé après avoir chuté au premier jour de son travail sur un chantier. Un ouvrier, mort enseveli par des gravats alors qu’il creusait une tranchée. "Ce ne sont pas seulement des faits divers, ni des incidents isolés. C’est un phénomène massif", s’indigne l’auteur de "L’hécatombe invisible – enquête sur la mort au travail" (éd. Seuil) paru en 2023.

Matthieu Lépine alerte depuis plusieurs années sur l’ampleur des accidents de travail mortels en France. Alors que le 28 avril a marqué la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail, il en a recensé plus de 100, rien que depuis le début de l’année 2024, en épluchant la presse régionale.

Accident du travail - @CaVautrin - @CollectifStop - 101 morts recensés en 2024

Sainte-Marie (15) : un agriculteur de 58 ans est décédé alors qu'il travaillait sur son exploitation. Il serait tombé d’un étage à travers une trappe. https://t.co/gxC7HLiFWi

— Accident du travail : silence des ouvriers meurent (@DuAccident) April 29, 2024

Si ce professeur d'histoire-géographie a entrepris de lancer son propre recensement, depuis 2016 et sur un compte X depuis 2019, c’est parce que les chiffres officiels ne lui suffisent pas. Le dernier publié par l’État date de 2022. Selon l’Assurance maladie (Cnam), 738 personnes ont ainsi perdu la vie cette année-là, ce qui fait plus de deux morts chaque jour. Des chiffres alarmants, mais en deçà de la réalité, estime Matthieu Lépine "car les données dont on dispose sont limitées".

"Selon que l’on soit agriculteur, enseignant, ouvrier du BTP, chauffeur routier, bûcheron … les accidents du travail ne sont pas déclarés auprès du même organisme", détaille-t-il. À titre d’exemple, les bilans de l’Assurance maladie ne prennent pas en compte les ouvriers agricoles, qui ne dépendent pas du régime général mais de la Mutualité sociale agricole (MSA), "or c’est une profession particulièrement concernée par les accidents les plus dramatiques", précise Matthieu Lépine. "Chez les marins-pêcheurs (autre métier affecté) ce sera encore un autre régime".

Ces derniers temps, les initiatives se multiplient pour tenter de mieux cerner le phénomène. Le magazine Politis a entrepris, pour sa part, d’additionner les chiffres des différents organismes, obtenant le nombre record de 900 morts dans des accidents du travail en 2022.

Des signaux d’alerte

Dans le détail des chiffres de la Cnam, "ce qui est certain, c’est que depuis 20 ans le nombre de morts au travail ne baisse plus", explique l’auteur de "l’Hécatombe invisible". Lui milite pour la création d’un véritable observatoire du phénomène qui proposerait une vision globale et non plus uniquement "assurantielle" comme c’est le cas aujourd’hui.

Autre certitude, la population ouvrière reste la première touchée. "Les accidents du travail mortels sont surreprésentés au sein de ce groupe de travailleurs. Ils paient le plus lourd tribut", fait savoir la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, professeure à l’École des hautes études en santé publiques.

Pour Véronique Millot, un grand nombre de ces accidents pourraient être évités. Son fils Alban avait 25 ans lorsqu’il est décédé après une chute en hauteur, alors qu’il installait des panneaux solaires sur le toit d’un hangar en 2021. "Notre fils est parti travailler sur un toit sans rien, parce que le patron ne voulait rien donner. L'inspection du travail a constaté qu'il aurait fallu monter un échafaudage tout autour du bâtiment et tendre un filet de sécurité sous le toit. Alban manquait d’équipements adaptés. Il les a envoyés là-haut avec une simple échelle", décrit la mère, désormais porte-parole du collectif des familles de victimes, Stop la mort au travail. Une structure qu’elle a décidé de rejoindre après la perte de son fils pour se battre contre ce fléau.

L’employeur d’Alban Millot, soupçonné d’avoir enfreint les règles de sécurité, a été condamné lors d’un premier procès en 2023 à 36 mois de prison dont 18 avec sursis. Il a fait appel et les proches de la victime attendent désormais la confirmation de cette première peine, après une audience en appel en avril et un délibéré prévu pour le 22 mai.

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— Collectif Familles stop à la mort au travail (@CollectifStop) March 25, 2024

"Le travail est censé être quelque chose d’épanouissant. Nous étions contents que notre fils ait trouvé un emploi, qu’il prenne son indépendance. Jamais on ne se serait imaginé qu’il y perdrait la vie", poursuit Véronique Millot, dont la gorge se noue. Des signaux d’alerte avaient été émis dans le cas d’Alban, estime-t-elle. "Il y a eu un démissionnaire dans l’entreprise. Une personne qui avait peur de travailler dans ces conditions. Cet employé a alerté plusieurs fois l'inspection du travail, il a envoyé des mails. L'inspection du travail lui a dit qu’ils iraient contrôler, mais qu’ils ne pouvaient pas intervenir avant le 7 mars car ils étaient débordés. Notre fils est mort le 10 mars 2021, quelques jours après ces échanges de mails".

Le manque d’agents de contrôle de l’inspection du travail est très régulièrement dénoncé par les syndicats, notamment par la CGT. Lors d'une action symbolique organisée à Paris le 25 avril, la confédération a d'ailleurs demandé une loi pour "prévenir les atteintes à la santé des travailleurs". D’après le décompte des organisations syndicales, la France dispose en moyenne de moins d’un agent pour 10 000 employés et l’État peine à trouver des candidats. La trentaine de familles qui constitue le collectif Stop la mort au travail réclame plus de personnels pour contrôler, faire respecter les règles et éviter ces drames.

Intensification du rythme de travail, sous-traitance en cascade

De l’avis de Véronique Daubas-Letourneux, il est essentiel de contrôler et de sanctionner. Mais pour la sociologue, la régularité et l’ampleur de ces accidents s’expliquent aussi par une dégradation continue des conditions de travail, documentée dans les enquêtes dans ce domaine menées régulièrement par le ministère. "Elles mettent en évidence un contexte qui est dur, qui s’est intensifié, et cela quel que soit le secteur, avec des contraintes de rythme extrêmement fortes. Le monde du travail aujourd’hui est caractérisé par l’intensification des situations d'urgence, et de sous-effectifs. Tout cela n’est pas propice à la possibilité de réaliser son travail en préservant sa santé", détaille-t-elle.

"Dans les faits recensés se trouvent souvent des enjeux d'externalisation et de sous-traitance", ajoute-t-elle, notamment sur certains chantiers. "C’est parfois quatre, cinq ou six entreprises qui sont imbriquées", décrit Matthieu Lépine qui va dans le même sens. Il dénonce un système de sous-traitance des risques en cascade où arrivent en bout de chaîne "les entreprises les plus petites, celles qui ont le moins de moyens, celles qui ont souvent le personnel le plus précaire, le moins formé".

"Il y a aussi une volonté pour certaines entreprises de réduire les coûts. Ce qui a pour conséquence une augmentation des risques la plupart du temps, parce que c'est souvent sur la sécurité que l'on va rogner", dénonce l’auteur.

Hausse des accidents mortels chez les jeunes

Et les jeunes paient un lourd tribut. La part des morts de moins de 25 ans a bondi de 29 % entre 2019 et 2022 d’après les données de l’Assurance maladie. "C'est une alerte très forte sur des conditions de travail dangereuses exposant au risque de se tuer", prévient Véronique Daubas-Letourneux. "Dans l'urgence, en raison des contraintes temporelles, des jeunes en mission d'intérim ou en CDD peuvent se retrouver positionnés très vite sur des situations de travail exposées et dangereuses, sans formation ou accompagnement préalables", indique-t-elle.

À l’heure où la France encourage le recours aux contrats d'apprentissage pour les jeunes, la hausse des accidents de travail mortels pour les moins de 25 ans questionne. "Certains formateurs jouent leurs rôles comme il faut et d’autres utilisent les jeunes comme une main d’œuvre gratuite. La mise au travail par le biais de l'apprentissage ne peut se faire sans un accompagnement vigilant", plaide Matthieu Lépine.

Les plus à risque : nouveaux embauchés, intérimaires, autoentrepreneurs

D’après les bilans émis par l'Assurance maladie ou la MSA (mutuelle sociale agricole), les travailleurs les plus exposés sont fréquemment les nouveaux embauchés, les intérimaires et les travailleurs détachés (envoyés par d’autres États membres de l’UE).

Matthieu Lépine attire aussi l’attention sur le cas des indépendants ou des autoentrepreneurs "qui n'entrent dans aucune de ces données". Deux accidents mortels ont particulièrement affecté l’auteur, le poussant à documenter ces drames quasi-quotidiennement depuis cinq ans. Le 3 janvier 2019, Michel Brahim, 68 ans, décède après une chute de 18 mètres, alors qu’il nettoyait des gouttières du toit de la préfecture de Versailles. "Il travaillait pour compléter sa retraite de 700 euros par mois", souligne Matthieu Lépine. Quelques jours plus tard, c’est Franck Page, 19 ans qui est renversé par un camion dans la banlieue de Bordeaux le 17 janvier 2019. Le jeune livreur transportait un repas pour Uber Eats. "Il a été le premier livreur de plateforme à décéder dans le cadre de son travail".

⬛️Il y a trois ans, jour pour jour, décédait Franck Page à Pessac. Agé de 19 ans il effectuait à vélo une livraison de repas pour Uber Eats lorsqu'il a été fauché par un camion. Il travaillait pour financer ses études. Une grosse pensée pour lui, sa famille et tous les livreurs. pic.twitter.com/40GfZRfKyW

— Accident du travail : silence des ouvriers meurent (@DuAccident) January 17, 2022

Dans la plupart des cas recensés de morts au travail, les accidents arrivent en début de contrat. "Quand Alban est mort ça faisait trois semaines qu’il avait commencé ce travail, il était encore en période d’essai", se souvient sa mère, Véronique Millot.

Après le décès de son fils, elle confie s’être sentie très seule. "Peu ou pas d’informations nous ont été communiquées sur la procédure", regrette-t-elle. "On a porté plainte tout de suite, mais on était tenus à l’écart. Aucune structure dédiée n’existe en France, et pas ou peu de prise en charge psychologique". Le collectif guide désormais les proches endeuillés, avec les moyens du bord.

Véronique Millot salue aussi quelques victoires déjà, comme celle d’avoir été reçue par le ministère du Travail, de la Justice et par le Parlement européen, ou encore d’avoir obtenu un accès facilité au dossier et plus de communication avec les familles durant la procédure de l’inspection du travail. À leur initiative, depuis juin 2023, un décret oblige également l’employeur à avertir l’inspecteur du travail dans les douze heures, ce qui n’était pas le cas avant.