Quand elle s'est présentée au terrain d'entrainement, le jeudi 16 novembre 2023, Tara Britton ne se doutait pas qu'il s'agissait là de son ultime entraînement avec l'équipe de France de cricket. Ce jour-là, une seule de ses coéquipières tricolores a fait le déplacement pour ce qui est pourtant le rendez-vous hebdomadaire des équipes de France, hommes et femmes inclus, dans le XVe arrondissement de Paris.
La veille, Tara Britton et 16 de ses coéquipières de l'équipe nationale avaient signé une lettre ouverte pour réclamer l'ouverture d'une enquête officielle sur France Cricket, en raison des allégations publiées sur France 24 selon lesquelles l'instance dirigeante organiserait de faux matches féminins afin d'obtenir davantage de fonds du Conseil international du cricket (ICC).
"Si les faits sont avérés, ces actions sont scandaleuses, et en tant qu'Équipe de France féminine, nous souhaitons nous dissocier fermement du comportement et des agissements de France Cricket", affirment les signataires de cette lettre ouverte.
Tara Britton, qui compte 29 sélections en équipe de France, raconte qu'à la fin de cet entraînement assez particulier en raison du contexte, Saravana Durairaj, qui était alors le directeur sportif de France Cricket, s'est approché d'elle pour lui signifier qu'il ne souhaitait plus la voir aux entraînements.
"Il nous a dit que nous n'étions plus les bienvenues, que nous étions suspendues", explique Tara Britton, "Il ne nous a pas laissé dire quoi que ce soit, il ne nous a pas laissé expliquer notre geste. Il nous a dit, en substance, que nous l’avions déçu. Il s'est senti déçu après tous les efforts qu'il a faits pour nous que nous l'ayons traité de la sorte."
Saravana Durairaj a récemment été nommé président directeur général de l'association France Cricket. Avant cela, il a coaché l'équipe féminine dans différents tournois internationaux depuis 2019. Son plus grand succès ? La promotion en Division 1 des qualifications européennes de la Coupe du monde féminine T20 de l'ICC 2024, en battant au passage la Suède, la Turquie, Jersey et l'Allemagne. L'apogée de l'équipe féminine et sa fin.
Le règlement de France Cricket interdit formellement à tous les membres des équipes nationales de critiquer publiquement la direction. "Dans ce cas, la personne sera exclue de l'équipe nationale française", indique le code de conduite signé par les joueurs et joueuses.
"Nous avons osé dire que nous savions qu'il y avait des problèmes au sein de la fédération", déclare Lara Armas, une batteuse gauchère qui, comme Tara Britton, a fait ses débuts en équipe de France en 2021. "Ce n'est pas une critique, c'est un fait."
De 2019 à 2023, Lara Armas a fait partie du comité de France Cricket et a été nommée à la tête de leur commission pour le cricket féminin, une commission visant à "promouvoir et développer une politique féminine du cricket", selon le site Internet de France Cricket.
Magali Marchello-Nizia, lanceuse droitière qui a été sélectionnée pour la première fois en 2015, a déclaré : "On n'accuse personne, on n'a pas mis de nom. On demande simplement un éclaircissement."
L'équipe a prévenu France Cricket qu'elle allait publier la lettre avant de le faire. Alix Brodin, une batteuse qui a également fait ses débuts avec les Bleues après la pandémie de Covid-19, a déclaré : "Certaines d'entre nous ont reçu des pressions de la part de France Cricket pour ne rien publier. On pourrait même qualifier certaines de ces pressions de menaces."
Interrogée sur la nature exacte des menaces, Lara Armas a expliqué que Saravana Durairaj avait dit à l'une des joueuses : "Si vous faites ça, je ne peux plus vous protéger."
Contacté par France 24, le président directeur général de France Cricket a déclaré qu'une décision concernant l'équipe féminine serait publiée en mai. Il n'a pas répondu de manière plus détaillée aux allégations.
"Aucun email, aucune communication"
Sans plus d'informations de la part de France Cricket, les joueuses de l'équipe de France ont été retirées de plusieurs groupes WhatsApp. Le 19 novembre, elles ont appris via les réseaux sociaux que l'équipe de France ne participerait pas au premier championnat d'Europe de cricket féminin, dont le coup d'envoi était prévu le 17 décembre.
Les organisateurs, l'European Cricket Network (ECN), ont annoncé qu'une équipe anglaise remplacerait la France au tournoi prévu à Malaga pour affronter l'Espagne, les Pays-Bas, l'Italie et l'Autriche.
"L'Association française de cricket a malheureusement retiré la participation de son équipe", peut-on lire dans le communiqué de presse. L'ECN n'a pas souhaité faire d'autres commentaires.
"Je n'ai reçu aucun mail, aucune communication de la part de France Cricket m'expliquant quoi que ce soit", a déclaré Brodin.
En janvier, la rumeur s'est répandue que les joueuses ne pourraient revenir en équipe de France qu’à condition de s'excuser.
"Nous n'avons rien fait de mal", proteste Lara Armas. "Je ne m'excuse pas d'avoir dit 'Je veux la vérité'".
À ce jour, la seule communication écrite que l'équipe nationale féminine a reçue de France Cricket est un courriel envoyé le 1er mars 2024, demandant à chacun de renvoyer son kit vestimentaire "pour des raisons logistiques".
Tais-toi et joue au cricket
En novembre, l'enquête de France 24 avait notamment soulevé l'éventuelle inéligibilité de la France à participer aux tournois de l'ICC, comme elle le fait depuis 2021. Les règles de l'institution stipulent qu'une nation participante doit disposer d'au moins huit équipes féminines "ayant participé à un minimum de cinq matches à la balle dure [un équipement nécessaire dans le cricket de haut niveau, NLDR] au cours des deux années précédentes".
Les joueuses ont reconnu qu'elles avaient déjà des soupçons.
"Ce sont toujours les trois ou quatre mêmes clubs qui fournissent les joueuses de l'équipe nationale", note Alix Brodin. "On sait très bien que c'est vrai tout ce qui a été écrit. C'est juste qu'on n'avait jamais été chercher les preuves."
Plusieurs d’entre elles ont déclaré que leur décision de participer était due au manque d'opportunités de jouer au cricket. Même pour celles qui jouent en première division féminine puisque seulement trois journées de match ont été organisées la saison dernière.
"Le dilemme face auquel on se retrouve est absolument injuste", a déclaré Poppy McGeown, 27 sélections en équipe de France. "En France, on a très peu d'occasions de jouer... Donc soit je ferme ma gueule et je joue au cricket, soit je décide de prendre une approche plus éthique ou philosophique et je l'ouvre pour dénoncer des choses que je trouve injustes ou illégales."
"Il faut choisir entre pratiquer le sport qu'on aime ou défendre les valeurs qu'on aime. Je n'en suis pas forcément fière mais j'ai un peu fermé les yeux pendant deux ans."
"J'étais égoïste, je voulais jouer, alors oui, j'ai fermé les yeux sur certaines choses. Je dois dire merci à toutes les filles qui ne l'ont pas fait", complète Lara Armas.
Plusieurs nouveaux matches fantômes relevés
Depuis la publication de la première enquête de France 24, les championnats de première et deuxième divisions féminines ont disparu des plans de France Cricket pour cette année, remplacés par une "Coupe de France Sénior - Féminine", avec la participation de dix équipes, et dont le coup d'envoi est prévu pour ce samedi, le 13 avril.
Sur les quatre équipes de première division de l'année dernière, seuls le Lille Cricket Club et le Paris Université Club ont prévu d’y participer. Le Nantes Cricket Club n'a pas souhaité renouveler son affiliation à France Cricket à la suite de la polémique, et le Lisses Cricket Club prévoit de faire la même chose concernant son équipe féminine.
Parmi les huit autres clubs se trouvent sept équipes qui étaient en deuxième division l'année dernière, le tournoi visé par l’enquête de France 24 en 2023.
Depuis sa publication, de nouveaux faits troublants concernant la deuxième division ont émergé. Le 16 avril 2023, six matches de deuxième division étaient prévus pour se dérouler sur le terrain de Chantilly. La commission sportive de France Cricket a validé leur tenue.
Edward Hoyle, capitaine du Chantilly Cricket Club, explique être arrivé sur place juste avant 14 heures afin de rénover la piste de jeu et avoir découvert qu'un match féminin était sur le point de commencer.
"Ce match a bien eu lieu, mais il s'est terminé en 20 minutes, soit 10 minutes par manche. Si cela constitue un match ou non, je ne sais pas", note Edward Hoyle. Il faut dire qu’un créneau d’une heure 30 était alloué à chacun des six matches de cricket prévus ce jour-là, alors que, dans son format T20 (variante la plus courte de jeu), un match dure autour de 2 heures 30.
Une fois ce très court match terminé, Edward Hoyle a entrepris de démonter et de préparer le terrain, un processus qui a pris plusieurs heures, comme le montrent les différentes photos qu'il a prises.
Impossible de savoir à quel match Edward Hoyle a assisté mais il est clair qu'aucun des quatrième, cinquième et sixième matches n'a eu lieu à l'heure et à l'endroit pour lesquels ils ont été certifiés.
Dans sa réponse au premier reportage de France 24, France Cricket a déclaré que "les résultats affichés sur son site Internet sont ceux communiqués via les feuilles de match remises par les arbitres à la fin de chaque rencontre".
Le président de l'un des clubs responsables d’arbitrer le 16 avril à Chantilly a affirmé avoir délégué la responsabilité de l'équipe féminine au capitaine du club. Il a également déclaré ne pas être au courant des événements survenus ce jour-là.
Interrogé sur la manière dont son club allait aligner une équipe féminine cette année, ce président a répondu : "Nous avons des équipes féminines, mais ce sont des étudiantes, il faut les organiser pendant les vacances scolaires. C'est un peu difficile."
France Cricket n'a pas répondu aux demandes de commentaires sur cet article. Selon nos informations, les instances représentatives du Nantes Cricket Club ont saisi le procureur de la République de Créteil le 16 novembre sur les fraudes suspectées de l'association.
En avril 2022, le procureur de la République de Versailles a classé sans suite les accusations d'injures non publiques et de diffamation non publiques portées par France Cricket contre Edward Hoyle. Selon le capitaine du Chantilly Cricket Club, France Cricket tentait de le poursuivre après l’envoi d’une lettre aux clubs dans laquelle il critiquait l'organisation.
L'ICC n'a pas répondu aux sollicitations de France 24. Cependant, un de ses porte-paroles a fait la déclaration à la journaliste Alison Mitchell pour un épisode du podcast "Stumped" à paraître : "L'ICC a enquêté sur les allégations concernant France Cricket et considère la question désormais close. Chaque membre [de l'ICC] est responsable des données qu'il fait remonter. L'exactitude de ces données est de la plus haute importance et fait l'objet d'audits par l'ICC."
Lors d'une réunion avec le conseil d'administration de France Cricket, alors qu'elle était à la tête de la commission féminine, Lara Armas se souvient avoir dit : "Allons, entre nous, nous pouvons l'admettre. Il n'y a que quatre équipes féminines dans le cricket. Nous savons qu'il n'y a que quatre équipes en division 1 et que la division 2 est fausse."
Elle se rappelle la réponse : "J'ai été presque insultée. Du genre : 'Comment pouvez-vous dire cela ?' Je me suis sentie vraiment exclue."
Elle se souvient également de conversations avec Saravana Durairaj au cours desquelles il partageait sa conviction que le seul moyen de développer le cricket féminin en France était "d'avoir une équipe nationale forte"
La piste calédonienne
Aujourd'hui, France Cricket doit en constituer une toute nouvelle, notamment à l'approche d'un autre tournoi de l'ECN en décembre auquel - selon une source, mais non confirmé par l'ECN - la France a été invitée. L'instance dirigeante a envoyé un email aux clubs le 16 janvier pour leur demander des candidats pour les deux équipes nationales, mais aucune des anciennes joueuses interviewées par France 24 n'a été inscrite.
L'une des pistes explorées par France Cricket pour renforcer son équipe féminine emmène l'association loin de la métropole, en Nouvelle-Calédonie. Une forme traditionnelle de cricket, jouée principalement par les femmes kanakes, est populaire dans ce territoire français d'outre-mer depuis que ce sport y a été introduit par des missionnaires anglais.
Le président de France Cricket, Prebagarane Balane, s'est rendu dans l'archipel en mars, accompagné de Saravana Durairaj. Là-bas, il a signé un accord avec le membre du gouvernement de Nouvelle-Calédonie chargé des Sports, Mickaël Forrest, et le président du comité local de cricket, Jean-Marc Ihily. L'accord oblige le comité à enregistrer tous ses joueurs auprès de France Cricket d'ici le 31 août. De quoi quasiment tripler les effectifs de l'association en ajoutant les 3 000 joueurs néo-calédoniens aux 1 800 joueurs métropolitains licenciés actuellement auprès de l'association.
En vertu de cet accord, France Cricket peut désormais appeler les Néo-Calédoniens et Néo-Calédoniennes en équipe nationale, sauf s'ils ou elles ne jouent pas au format standard du cricket en vigueur à l’international.
Le 30 mars, l'assemblée générale annuelle de France Cricket s'est tenue en présence de Jean-Marc Ihily. Lui et Prebagarane Balane, le président de France Cricket, en ont profité pour annoncer l'organisation d'un tournoi féminin à Nouméa, la capitale de la Nouvelle-Calédonie, en septembre 2024. Le dirigeant du cricket français en a profité pour souligner l'importance du recrutement en vue de la Coupe du monde féminine 2025 de l'ICC en Inde.
Magali Marchello-Nizia a fait état d'une conversation avec Saravana Durairaj il y a deux ans lui affirmant qu'il cherchait en Nouvelle-Calédonie des joueuses potentielles pour l'équipe nationale féminine. "Les choses se sont peut-être accélérées, compte-tenu des développements récents", analyse la lanceuse.
La mort de l'équipe de France ?
À la question de savoir si l'équipe nationale telle qu'elle existait avant la lettre ouverte était morte, Tara Britton a répondu : "L'équipe ne s'arrête évidemment pas à nous. Mais en ce qui concerne les joueuses, j'ai l'impression qu'on nous a demandé de ne pas revenir".
Poppy McGeown conclut : "Quand on a l'honneur et la fierté de jouer pour son pays, quel que soit le sport, c'est un énorme facteur de motivation. Et ça, maintenant on l'a perdu parce qu'on n'est pas prêtes à jouer pour ce système-là."
Cette enquête a été adaptée de l'anglais par Romain Houeix. La version originale est consultable ici.