À partir du vendredi 15 mars, quelque 112 millions d'électeurs russes sont invités à se rendre aux urnes pour choisir leur président. Face à Vladimir Poutine, au pouvoir depuis un quart de siècle en tant que président ou Premier ministre, trois candidats sans envergure joueront les faire-valoir lors d'une élection en forme de plébiscite en faveur du maître du Kremlin.
Leonid Sloutski (Parti libéral-démocrate de Russie) Vladislav Davankov (Parti du Nouveau peuple) et Nikolaï Kharitonov (Parti communiste) seront les seconds rôles de cette chorégraphie électorale, soit quatre de moins que lors de la précédente élection, en 2018. Le signe d'un rétrécissement de l'espace politique, estime l'ancien ambassadeur de France en Russie et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et Stratégiques (Iris), Jean de Gliniasty.
"Entre la distribution de l'étiquette ‘agent de l'étranger’, les amendes, la prison et le durcissement incroyable du régime, le nombre de candidats se retrouve limité. Cependant, ils représentent de vraies forces politiques. La droite nationaliste pèse politiquement en Russie tout comme les communistes, dont le score pourrait avoisiner les 10 %", prédit l'auteur de "France, une diplomatie déboussolée" (Éd. de l'Inventaire).
Candidat mais pas trop
Une performance qui ne devrait pas faire trop d'ombre à Vladimir Poutine qui n'a essuyé aucune critique lors de cette campagne, bien au contraire. Dès sa désignation, en décembre 2023, le fervent nationaliste Leonid Sloutski, 56 ans, qui préside la commission des Affaires étrangères de la Douma (la chambre basse du parlement russe), avait annoncé la couleur en prédisant auprès de l'AFP "une victoire énorme" pour Vladimir Poutine.
Tout aussi virulent, Nikolaï Kharitonov, vétéran de la vie politique et déjà prétendant en 2004, a focalisé son programme sur la nationalisation de la production et une politique sociale en faveur d'une hausse de la natalité, deux grandes orientations qui rejoignent les aspirations du parti majoritaire, Russie unie.
Enfin, Vladislav Davankov, 39 ans, est le benjamin des candidats. Cet homme d'affaires promeut une liberté accrue pour les entreprises et un renforcement du rôle des régions. Vice-président de la Douma, dont le parti détient 15 des 450 sièges, il soutient lui aussi largement la politique de Vladimir Poutine.
"Chaque candidat présente des idéologies et des politiques intérieures juxtaposées, mais collectivement, celles-ci contribuent à l'objectif de Poutine de resserrer son emprise sur la Russie au cours de son prochain mandat présidentiel", écrit Callum Fraser, du groupe de réflexion Royal United Services Institute (RUSI).
Selon les détracteurs du pouvoir, ces trois faux adversaires de Poutine, intégrés au système politique russe, ont une fonction précise : canaliser le mécontentement de diverses strates de la société et donner un vernis pluraliste au vote, alors que l'opposition réelle a été laminée par des années de répression.
"À travers l'histoire, le pouvoir russe s'est toujours montré extrêmement soucieux de respecter les règles formelles. Même un régime très autoritaire a une opinion publique et s'en soucie. Cette élection reste un test de légitimité et de popularité pour Poutine. Même si ce test est un peu formel et qu'il a été organisé en amont, il a de la valeur pour le pouvoir", analyse Jean de Gliniasty.
"Le pouvoir pris dans une contradiction"
Mais toutes les sensibilités politiques ne seront pas représentées. Avant le scrutin, la dissidence au conflit en Ukraine a été brisée à coups d'amende et de milliers d'arrestations. Deux opposants déclarés qui souhaitaient prendre part à l'élection, Ekaterina Dountsova et Boris Nadejdine, ont été empêchés de se présenter par la Commission électorale centrale (CEC), dont le rôle est de préparer le terrain le plus favorable possible à une réélection triomphale de Vladimir Poutine.
"La question s'est manifestement posée de laisser une voix qui aurait pu jouer un rôle symbolique et rameuter, si j'ose dire, les électeurs libéraux de gauche. Boris Nadejdine aurait donc pu se présenter s'il avait fait un score modeste, sauf que devant l'enthousiasme suscité par sa candidature, le Kremlin a préféré le renvoyer à ses chères études", décrypte Jean de Gliniasty.
Le pouvoir russe n'est toutefois pas à l'abri d'une mobilisation significative des anti-guerre. Qualifiant cette élection de "mascarade", Ioulia Navalnaïa, la veuve d'Alexeï Navalny, a appelé, le 5 mars, les Russes à exprimer dans les urnes leur opposition à Vladimir Poutine. "Vous pouvez voter pour n'importe quel candidat à l'exception de Poutine. Vous pouvez gâcher votre bulletin de vote, vous pouvez écrire 'Navalny' en grosses lettres", a t-elle demandé.
Bien que l'issue du vote soit certaine, les autorités se sont investies pour pousser les Russes à se rendre aux urnes, en jouant sur la corde patriotique et en présentant le scrutin comme une étape essentielle vers la "victoire" en Ukraine. Vladimir Poutine a notamment multiplié les apparitions médiatiques aux côtés de héros de "l'opération militaire spéciale", de jeunes russes et de familles nombreuses, sans toutefois se soumettre à un quelconque débat électoral.
"On aurait pu s’attendre à ce que le sujet de la guerre soit central dans la campagne électorale", affirme Anna Colin-Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques à l'université Paris-Nanterre. "Cependant, les débats – qui n’ont pas passionné le public russe – ont surtout été consacrés à d’autres sujets : l’éducation, la culture, l’économie, l’agriculture, la démographie, le logement, dans une confrontation routinisée et encadrée..."
"Le pouvoir est pris dans une contradiction", relève Jean de Gliniasty. "Il veut parler le moins possible de la guerre en Ukraine, comme pour dire que tout va bien, que tout est normal et que ce n'est qu'une opération spéciale mais en même temps, il veut que cette élection serve à légitimer l'invasion", ajoute l'ancien diplomate.
Le baromètre de la participation
Dans cette optique, le pouvoir russe a tout intérêt à sauver les apparences en organisant des élections qui se parent des atours d'une démocratie, quand bien même son contrôle n'a jamais été aussi fort. "Si la popularité de Poutine (...) est la seule base de sa légitimité, les élites politiques doivent être sûres qu'elle est solide et plus grande qu'avant", estime auprès de l'AFP Nikolaï Petrov du centre de réflexion Chatham House Petrov. Autrement, elles pourraient tenter de lui chercher un successeur.
Comme dans tous les pays autoritaires, la participation donnera une indication de la réussite de ce rituel. Lors des élections en 2018, elle s'élevait à 67 %, soit deux points de plus qu'en 2012. À cette occasion, l'ONG Golos, qui assure le suivi des scrutins, avait recensé 2 800 fraudes ou irrégularités. Selon leurs opposants, les autorités disposent d'outils pour contrôler les résultats des élections comme le trucage de votes effectués en ligne et à distance, le bourrage d'urnes, la falsification des procès verbaux après le dépouillement ou encore les pressions exercées sur les fonctionnaires pour voter en faveur du pouvoir.
"Autant les élections législatives sont truquées en Russie, mais pas la présidentielle", juge Jean de Gliniasty. "Il y a des caméras dans les bureaux de vote et des observateurs. Il n'y a pas besoin de truquer car le ménage a été fait avant pour que le résultat soit parfaitement acceptable". Mais entre le contexte de la guerre en Ukraine et le spectaculaire raidissement du régime russe, "on ne peut pas prédire ce que cela va donner lors de ces élections", reconnaît l'expert.
En 2018, Vladimir Poutine, qui continue de bénéficier d'un soutien sincère d'une large partie de la population russe, avait récolté près de 77 % des voix, supérieur de 14 points au scrutin de 2012. Aux commandes du pays depuis près d'un quart de siècle en tant que président ou Premier ministre, l'indiscutable maître du Kremlin n'a toujours pas adoubé de successeur. En 2020, il a fait modifier la loi russe pour lui permettre de se maintenir au pouvoir jusqu'en 2036.