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Grève générale en Guinée : un conflit social qui a bousculé le pouvoir
Après la libération mercredi par la justice guinéenne d’un syndicaliste de la presse, dont l’incarcération avait suscité un tollé, les centrales syndicales ont la suspension de leur grève générale pour entamer des négociations avec le pouvoir. Lancé le 26 février, ce mouvement social très suivi a occasionné la fermeture des banques, des écoles ainsi que de nombreux commerces dans la capitale Conakry. Décryptage des événements ayant conduit à cette crise.

Il s’agit de la plus importante vague de contestation dans le pays depuis l'arrivée des militaires au pouvoir en septembre 2021. La Guinée a connu trois jours de grève générale, à l'initiative des treize centrales syndicales qui réclament la baisse des prix des produits de première nécessité, l’arrêt de la répression à l'égard des journalistes ainsi que de meilleures conditions salariales pour les fonctionnaires. 

Mercredi 28 février, ses organisateurs ont annoncé la suspension du mouvement social après la libération par la justice guinéenne du syndicaliste de Sekou Jamal Pendessa, secrétaire général du Syndicat des professionnels de la presse de Guinée (SPPG). Il s'agissait de l'une de leur principales revendications pour mettre fin à la grève entamée le 26 février. 

Une accumulation de tensions a conduit à ce bras de fer frontal entre les centrales syndicales, soutenues par les principaux partis politiques et plusieurs organisations de la société civile, et le régime militaire dirigé par le général Mamadi Doumbouya, que ses opposants accusent de dérive autoritaire. France 24 revient sur les causes de cette crise multiforme.

Accident industriel et inflation

Ce conflit social a éclaté dans un contexte économique compliqué pour la Guinée, qui a connu, il y a deux mois, le plus grave accident industriel de son histoire. Dans la nuit du 17 au 18 décembre 2023, une puissante explosion a détruit le principal dépôt de pétrole du pays, dans la capitale Conakry. Une catastrophe qui a fait 24 morts, plus de 200 de blessés et causé une grave crise d’approvisionnement.

Au lendemain de l’accident, la fermeture de stations essences par les autorités, pour éviter la spéculation, a provoqué la colère de nombreux Guinéens et des heurts ont éclaté dans la capitale. Si celles-ci ont depuis été réouvertes, le problème d’approvisionnement est loin d’être réglé. Car malgré l’aide du voisin ivoirien, qui s’est engagé à lui livrer 50 millions de litres d’essence par mois, le pays demeure privé de sa principale capacité de stockage d'hydrocarbures.

Cette pénurie a accentué une inflation déjà forte du fait de l’augmentation du coût des importations, liée à la période post-Covid-19, à la guerre en Ukraine, ou bien encore à la baisse du trafic maritime en mer Rouge.

Elle s'est ajoutée à un problème plus spécifique à la Guinée, que le gouvernement avait entrepris de résoudre. "Contrairement à ses voisins comme la Côte d’Ivoire ou le Sénégal, la Guinée n'imposait jusqu’ici pas de contrôle des prix sur les denrées. Chaque commerçant pouvait fixer librement le prix de ses marchandises, ce qui, dans une période de crise comme actuellement, peut poser de gros problèmes", explique l'économiste guinéen Mamadi Kaba.

Fin janvier 2024, un protocole d’accord a été signé entre le gouvernement et les acteurs du secteur économique pour imposer des prix plafonds sur certains produits comme le riz, l’huile ou le sucre. Mais cette mesure s'est accompagnée d’une hausse du prix moyen de ces denrées, provoquant là encore, des critiques à l'égard du gouvernement. "À un pas du ramadan, le mois de carême, ils augmentent encore le prix des denrées alimentaires", a déploré sur Djoma TV l’opposant Saidou M’Baye, en dénonçant l’"inexpérience" et les "ratages" du régime.

Médias et réseaux sociaux censurés

Outre les critiques sur la gestion économique du pays, des voix s’élèvent pour dénoncer une dérive autoritaire du pouvoir. Ces derniers mois, l'accès à internet a été restreint dans le pays. Plusieurs réseaux sociaux ont été bloqués et des radios ont vu leurs ondes brouillées. Interviewé par RFI, Lamine Guirassy, journaliste, fondateur et PDG du groupe guinéen Hadafo Médias, a expliqué avoir découvert avec stupéfaction que des chansons rendant hommage à l'armée guinéenne avaient été diffusées en lieu et place de ses émissions sur sa propre fréquence. Plusieurs chaînes de télévisions ont également été suspendues par l'autorité de régulation des médias pour des raisons de "sécurité nationale".

Le 18 janvier, alors qu’une manifestation devait avoir lieu pour protester contre ces restrictions, la Maison de la presse a été bloquée par les gendarmes et neuf journalistes ont été arrêtés. Reporters sans frontières avait dénoncé "une vague de censure sans précédent" et un "climat de terreur" visant à faire taire les professionnels de l'information.

🇬🇳Alors que la #Guinée connaît une vague de censure sans précédent depuis deux mois, le bilan s'est encore aggravé en 48h. RSF condamne un climat de terreur visant à faire taire les journalistes et appelle les autorités à y mettre un terme immédiatement.👇https://t.co/itp9Wb4oB0 pic.twitter.com/n1hmha8D83

— RSF (@RSF_inter) January 19, 2024

Le lendemain, Sekou Jamal Pendessa était à son tour arrêté, puis inculpé pour "participation à une manifestation non autorisée sur la voie publique et publication de données de nature à troubler la sécurité et l’ordre public". Le secrétaire général du Syndicat des professionnels de la presse de Guinée a été condamné, le 23 février, à condamné à six mois d'emprisonnement, dont trois fermes. Une affaire de trop pour les syndicats guinéens qui annonçaient alors le dépôt d'un préavis de grève générale. Sekou Jamal Pendessa est finalement sorti libre, mercredi 28 février, d'un tribunal de Conakry après avoir été condamné en appel à un mois de prison ferme.

Dissolution du gouvernement

Critiqué de toute part, le gouvernement a été abruptement dissous, le 19 février, par décret. Le chef d’État-major de l’armée guinéenne annonce alors à la télévision le gel des comptes bancaires de ses membres, la confiscation des passeports ainsi que le retrait des véhicules de services.

Si aucune raison n’est donnée pour expliquer ces mesures radicales, une crise politique couvait au sein du cabinet du Premier ministre Bernard Gomou, dont l'autorité était ouvertement remise en question. Un conflit avec son ministre de la Justice, qui avait ouvert des enquêtes visant de hauts fonctionnaires sans son aval, a été largement commenté par la presse.

"Le gouvernement n’a clairement pas été à la hauteur des enjeux. Il n’a pas su expliquer ses décisions, il n’y avait pas de cohésion et il était devenu évident que de nombreux ministres faisaient passer leurs intérêts personnels avant ceux du pays. Pour moi, le gouvernement sortant est le principal responsable de cette crise", fustige l’économiste Mamadi Kaba, également conseiller technique auprès du CNT (Conseil national de transition), qui fait office de Parlement depuis le coup d’État de 2021.  

Sur la responsabilité du président de transition, le général Mamadi Doumbouya, Mamadi Kaba se montre bien moins sévère. "Les décisions se prenaient entre le CNT et les membres du gouvernement sans implication des militaires. C'est d’ailleurs la raison des problèmes que nous avons connus : sans cette influence, les ministres se sentaient tellement fort qu'ils n'obéissaient plus au Premier ministre. L'avènement d'un nouveau gouvernement offre l'opportunité d'un nouveau départ".

Un nouveau Premier ministre, soutien de la junte

D’autres acteurs, à l'inverse, rejettent la faute sur les militaires. "C'est l’organe dirigé par la junte, le CNRD (Comité national du rassemblement pour le développement) qui définit l'orientation de la transition. Ce principe est inscrit dans sa propre charte. Le gouvernement n’est qu'un fusible" dénonce Abdoulaye Oumon Sow, responsable de la communication au sein du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC).

Ce collectif, qui s'était vigoureusement opposé au troisième mandat de l’ancien président Alpha Condé, a été dissous en août 2022 par la junte. Persécutés pour avoir critiqué la gestion de la transition, la plupart de ses membres ont depuis pris le chemin de l'exil, comme Abdoulaye Oumon Sow, désormais installé en France.

Pour le militant, la crise que connaît son pays est avant tout dû au "refus", par les militaires, d’organiser des élections. "Techniquement la junte n'est pas capable de gérer le pays mais elle ne veut pas partir, donc la crise va perdurer", assène-t-il.

Le président de transition Mamadi Doumbouya s’est engagé à rendre le pouvoir aux civils au début de l’année 2025. Mais le dialogue demeure au point mort avec les principaux partis politiques et les organisations de la société civile, qui suspectent la junte de vouloir s’accrocher au pouvoir. Car la dissolution du gouvernement, à dix mois de l'échéance électorale, risque encore de ralentir les discussions.

Le 27 février, Mamadi Doumbouya a nommé Amadou Oury Bah, président du parti UDRG (Union des démocrates pour la renaissance de la Guinée), au poste de Premier ministre, le chargeant de former un nouveau gouvernement. Soutien fidèle de la junte depuis son arrivée au pouvoir, Amadou Oury Bah avait pris position contre la grève générale, l’estimant "inopportune", après la dissolution du gouvernement laissant les syndicats sans "interlocuteurs responsables pour aborder le fond des sujets en litige". Il lui revient désormais la tâche, ô combien délicate, de désamorcer cette crise multidimensionnelle avec les syndicats, partis politiques et organisations issues de la société civile. 

Grève générale en Guinée : un conflit social qui a bousculé le pouvoir