
Bien plus nombreux que prévu. Depuis vendredi 19 janvier, les manifestations s'enchaînent en Allemagne contre le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD). Et à chaque fois, l’ampleur de la mobilisation a dépassé les attentes, soulignent les médias de l’autre côté du Rhin.
Ainsi, à Munich, jusqu’à 250 000 personnes ont défilé, dimanche 21 janvier, dans les rues de la capitale régionale de Bavière… alors que les organisateurs avaient anticipé dix fois moins de manifestants, affirme la Süddeutsche Zeitung, le principal quotidien du sud de l’Allemagne. Idem à Hambourg, ville portuaire du nord du pays, qui a vu les premières manifestations d’ampleur anti-AfD se dérouler vendredi.
Révélations sur un complot d'extrême droite
Ce sont ainsi environ un million de personnes qui ont battu le pavé durant le week-end aux cris de “Ne laissez pas l’histoire se répéter” ou “l’AfD est un cauchemar pour l’Allemagne”, d’après l’association “Friday for Future” qui fait partie des organisateurs de ces rassemblements.
Cette soudaine poussée contestataire a pu surprendre dans un pays où l’AfD s’est solidement installé en deuxième place des partis les plus populaires derrières les conservateurs de la CDU.
La mobilisation populaire s’explique en grande partie par les révélations du médias Correctiv sur l’AfD, qui n’en finissent pas de faire des vagues en Allemagne depuis le 10 janvier. Ce consortium de journalistes d’investigation a mis au jour une réunion secrète, qui s’est tenue en novembre 2023 entre des membres de groupuscules d’extrême droite et néonazis avec plusieurs cadres de l’Alternative für Deutschland.

Les participants à cette rencontre - qui s’est déroulée dans une villa à Potsdam en ex-Allemagne de l’Est - y auraient discuté de politiques pour le moins controversées à mettre en œuvre dans l’éventualité d’une arrivée au pouvoir de l’AfD. Le cœur de leurs discussions concernait un vaste projet de “remigration”, c’est-à-dire expulser une partie des immigrés résidents en Allemagne.
“Ce qui a particulièrement choqué, c'est que ce projet [tel que décrit par Correctiv, NDLR] concernait tous les étrangers qualifiés de ‘non-assimilés’”, souligne Claire Burchett, spécialiste des mouvements d’extrême droite en Europe au King’s College de Londres. Ce concept de “non-assimilés” reste suffisamment flou pour permettre à l’extrême droite d’y inclure également des personnes d’origines étrangères ayant un passeport allemand.
Cette “remigration” au sens très large a fait ressurgir le spectre du “projet nazi d’expulsion de tous les juifs vers Madagascar [le “Madagaskarplan” de 1940, NDLR]”, souligne Claire Burchett.
Ces révélations de Correctiv n’ont pas incité, à elles seules, autant d’Allemands à manifester, mais elles ont été “la goutte d’eau qui a fait déborder le vase”, assure Benjamin Höhne, politologue à l’université de Magdebourg.
La mobilisation dans les fiefs de l'AfD
“Bien sûr que les Allemands savaient déjà que l’AfD était un parti de plus en plus à l’extrême droite de l’échiquier politique, mais l’enquête de Correctiv a illustré de manière très concrète les liens avec des mouvements les plus extrémistes, y compris néonazis”, souligne Julian Hörner, politologue à l’université de Birmingham qui a écrit sur la montée en puissance de l’AfD.
Les Allemands avaient dorénavant des raisons très concrètes de manifester contre l’Alternative für Deutschland. Et pas seulement les organisations anti-fascistes et les mouvements de gauche. “Ce qu’on a pu voir ce week-end, ce sont des familles entières qui ont défilé et aussi des personnes qui se définissent plutôt comme centristes et ont moins l’habitude de manifester contre l’extrême droite”, a constaté Hans Vorländer, politologue à l’université de Dresde et spécialiste de l’extrême droite.
En Bavière, des responsables de la CSU - la très à droite branche régionale du parti conservateur CDU - se sont même joints aux manifestants, souligne la Süddeutsche Zeitung. “Cela donne plus de poids à ces rassemblements qui n’entrent plus seulement dans le schéma classique gauche contre droite”, ajoute Hans Vorländer.
Après ce week-end de franche mobilisation, “il va être beaucoup plus difficile pour les responsables de l’AfD de soutenir qu’ils sont les représentants du peuple”, ajoute Benjamin Höhne. À cet égard, les manifestations qui se sont déroulées dans les villes d’ex-RDA sont particulièrement importantes aux yeux de cet expert : ce sont dans ces régions que l’extrême droite allemande fait pourtant ses meilleurs scores. La mobilisation anti-AfD de dizaine de milliers de personnes prouve que même dans ces territoires, les révélations de Correctiv ont choqué.
En revanche, rien ne suggère pour l’instant que ces manifestations peuvent contrarier les ambitions électorales de l’AfD. “D’après les derniers sondages, ces défilés n’ont eu qu’un impact à la marge sur les intentions de vote pour l’AfD”, souligne Julian Hörner.
Pas de conséquence pour l'AfD ?
Une bonne nouvelle pour le parti d’extrême droite puisque trois scrutins majeurs se profilent à l’horizon. En effet, en septembre 2024, les Länders de Saxonie, Thuringe et Brandebourg - tous situés en ex-Allemagne de l’Est - vont élire leur parlement régional et l’AfD espère en sortir vainqueur. Pour l’instant, les projections de vote placent le parti d’extrême droite en tête… pour les trois élections.
"Il va falloir voir si la mobilisation se poursuit, si des responsables politiques d’autres partis s’emparent du sujet, pour pouvoir mesurer réellement les conséquences de cette affaire”, affirme Claire Burchett.
L’explication la plus probable à cette absence d’impact sur le choix des électeurs est que “le vote AfD n’est pas un vote de protestation contre les partis en place, mais de plus en plus un vote d’adhésion. Et les révélations de Correctiv ne vont pas avoir une grande influence sur ce panel, résume Julian Hörner.
Ce scandale a tout de même ravivé les débats sur l’interdiction de l’AfD. Mais pour que ces discussions ne restent pas seulement théoriques, “il faudrait qu’un parti politique demande à ce que l’AfD soit déclaré illégale”, souligne Benjamin Höhne. Pour l’instant, aucun parti ne s’est encore embarqué dans une telle procédure.
Pour Hans Vorländer, la seule certitude est que “dorénavant un responsable politique qui voudrait s’allier avec l’AfD au niveau local ne pourra plus prétendre qu’il n’était pas au courant des positions extrémistes de ce parti”. En ce sens, ce scandale représente un sérieux obstacle aux efforts de dédiabolisation que l’AfD poursuit depuis près d’une décennie.