De notre envoyé spécial sur la Croisette – L'invasion de l'Ukraine par la Russie a mis à mal l'industrie cinématographique du pays, ce qui explique sa faible présence au sein de la sélection du Festival de Cannes cette année. Mais c'était sans compter sur le réalisateur polonais Maciek Hamela et son film “In the Rearview" qui documente le sort des réfugiés fuyant le conflit. France 24 s’est entretenu avec le cinéaste qui a organisé lui-même des opérations d’évacuations en donnant une voix aux personnes déplacées par la guerre.
La guerre qui fait toujours rage en Europe de l'Est a fait une réapparition brutale au plus grand festival de cinéma du monde, dimanche en fin de journée, lorsqu'une femme vêtue des couleurs bleu et jaune du drapeau ukrainien s'est couverte de faux sang sur le tapis rouge, avant une avant-première de gala. Cette brève manifestation, rapidement évacuée par la sécurité, fait écho à un incident survenu l'année dernière sur le tapis rouge, au cours duquel une militante s'était déshabillée pour dévoiler les mots "Arrêtez de nous violer" inscrits sur sa poitrine, à côté d'un drapeau ukrainien.
Cette année, l'invasion de l'Ukraine par la Russie est un sujet nettement moins abordé qu'en 2022, lorsque le président Volodymyr Zelensky avait ouvert le festival par un discours vidéo exhortant les cinéastes à défier la Russie, à la manière du “Dictateur" de Charlie Chaplin face à Adolf Hitler. Les films réalisés par des Ukrainiens ou sur des Ukrainiens occupaient également une place toute particulière dans la programmation, avec notamment "Mariupolis 2" du Lituanien Mantas Kvedaravičius, qui a payé de sa vie ses efforts pour documenter la destruction de la ville aux mains des forces russes.
L'industrie cinématographique du pays étant désormais pratiquement à l'arrêt, l'absence de films ukrainiens au Festival de Cannes cette année n'est pas une surprise. Mais le sujet n'a néanmoins pas complètement disparu. Lors de la cérémonie d'ouverture, la semaine dernière, l'icône du cinéma français Catherine Deneuve, qui orne l'affiche du festival cette année, a récité un poème de l'Ukrainienne Lessia Oukrainka, déclarant : "Je n’ai plus ni bonheur ni liberté, Une seule espérance m’est restée : Revenir un jour dans ma belle Ukraine”.
Au cœur du Palais des Festivals, poumon de cette grande messe du cinéma, le Marché du Film de Cannes a accueilli une série d'événements en faveur de l'industrie cinématographique ukrainienne. Des tables rondes ont abordé des sujets tels que le tournage pendant la guerre et la lutte contre le piratage vidéo soutenu par l'État russe. Les projets de films en cours de développement ont également bénéficié d'une grande attention, notamment le long métrage "Bucha", basé sur l'histoire vraie d'un réfugié kazakh qui a contribué à sauver des dizaines de vies civiles dans la ville martyre située au nord de Kiev.
Fuir l'Ukraine
Les cinéastes polonais ont joué un rôle de premier plan dans la description du conflit qui se déroule à leur porte, reflétant ainsi l’exposition accrue de leur pays face aux conséquences de l'invasion russe. Parmi eux, figure Lukasz Karwowski, dont le film "Two Sisters" suit un duo de demi-sœurs polonaises qui traversent l'Ukraine déchirée par la guerre à la recherche de leur père.
“In the Rearview" de Maciek Hamela est la chronique d'un autre type de voyage. Il documente l'exode massif de civils ukrainiens déclenché par l'invasion de la Russie. Tourné sur une période de six mois, le film suit la camionnette du réalisateur à travers le pays déchiré par la guerre, alors qu'il recueille des centaines de réfugiés bloqués par le conflit et les conduit en lieu sûr.
Comme le titre du film l'indique, qui signifie “vue arrière”, la caméra embarquée de Maciek Hamela est principalement tournée vers les passagers à l'arrière de la camionnette, saisissant leur détresse après des expériences éprouvantes alors qu'ils s'éloignent des combats, laissant derrière eux leurs fils, leurs maris et leurs maisons. Certains passagers sont assis calmement, mutiques, abasourdis. D'autres racontent des histoires de destruction, de torture et de mort. Il y a aussi des moments plus légers, lorsque ces personnes se laissent aller à partager leurs espoirs et leurs aspirations lorsque la guerre prendra fin.
À l’extérieur, la caméra capture parfois des éléments de décor de ces récits funestes : véhicules calcinés, des postes de contrôle ainsi qu’une multitude de dangers environnants tels des mines en travers de la route ou bien un pont éventré par les bombardements, révélant l’ampleur de la désolation.
Cette production polono-franco-ukrainienne a été projetée à Cannes dans le cadre de l'ACID, une section parallèle consacrée au cinéma indépendant. France 24 s'est entretenu avec son réalisateur sur l’expérience de tourner un film dans une zone de guerre ainsi que sur la réponse polonaise apportée à la pire crise de réfugiés que l'Europe ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale.
Pouvez-vous nous parler des premiers jours de la guerre et des raisons qui vous ont poussé à franchir la frontière ukrainienne ?
Maciek Hamela : Dès le début de la guerre, j'ai commencé à collecter des fonds pour l'armée ukrainienne à Varsovie. Très peu de gens croyaient que l'Ukraine pourrait survivre à la guerre. Il y a eu un exode massif de réfugiés qui ont soudainement débarqué à la frontière. Il faisait un froid glacial et le gouvernement polonais n'était pas préparé. Le troisième jour de la guerre, j'ai acheté une camionnette et je me suis rendu à la frontière.
Lorsque je suis arrivé, j'ai réalisé que je n'étais pas le seul. Des centaines de personnes avaient eu la même idée. J'ai pris des gens au hasard et je les ai emmenés dans mon appartement et dans ceux de mes amis. C'est de cette manière que nous avons évité le scénario qui aurait conduit à ce qu’ils soient détenus dans des camps de réfugiés.
Au bout de quelques jours, nous nous sommes organisés sur [l’application de messages] Signal, pour trouver des appartements, de l'aide humanitaire, des moyens de transport, etc. Je parlais couramment l'ukrainien, j'ai donc traversé la frontière. À partir de là, tout s'est enchaîné. Mon numéro de téléphone est apparu quelque part sur Telegram et des gens ont commencé à m'appeler de toutes sortes de pays, me demandant d'aller chercher leurs proches bloqués en Ukraine. Je me suis rapproché de la ligne de front et j'ai commencé à faire des évacuations plus courtes des villages vers les grandes villes et les trains d'évacuation.
Comment avez-vous trouvé votre chemin en Ukraine ?
Le début de la guerre a été très difficile. Il n'y avait pas d'informations, pas de cartes, pas de journalistes ; nous ne savions pas où se trouvaient les Russes. Nous pouvions parcourir 200 kilomètres et découvrir qu'un pont avait été détruit, et nous devions alors faire tout le chemin inverse pour trouver une autre route. Je comptais sur les gens que je rencontrais en chemin pour obtenir des informations sur les routes, les points de contrôle et l'endroit où se trouvaient les Russes.
Quand et pourquoi avez-vous décidé de commencer à filmer vos évacuations ?
À la fin du mois de mars, j'ai décidé que je ne pourrais plus continuer à avancer seul très longtemps. Cela m'épuisait, surtout la conduite de nuit. J'ai donc demandé à un ami proche, qui se trouvait être un directeur photo et aussi un très bon conducteur, de m'aider et nous avons décidé de prendre une caméra.
Nous ne savions pas que cela allait devenir un film. Mais je savais que ce qui se disait dans la voiture était un témoignage unique de ce que ces gens vivent et du processus au cours duquel les gens deviennent des réfugiés. Est-ce le moment où vous traversez la frontière ou la dernière fois que vous voyez votre maison ? C'est à ce moment du voyage que l'on commence à prendre conscience de la situation, et ce processus se reflète dans les conversations.
Comment les gens ont-ils réagi à la caméra ?
J'ai été très surpris de voir à quel point la caméra a motivé certaines de ces personnes à raconter leur histoire. Certains avaient été exposés jour et nuit à la propagande russe, en particulier dans les territoires occupés. Ils avaient envie de parler au monde et la caméra était le monde.
On sent que le danger va crescendo dans le film au fur et à mesure que la proximité de la guerre devient de plus en plus évidente. Comment avez-vous structuré votre film ? N’était-ce pas effrayant de conduire dans une zone de combats ?
Nous nous sommes demandé comment maintenir la tension pendant toute la durée du film tout en étant presque entièrement dans la voiture. C'est pourquoi nous avons construit ce crescendo, à la fois dans la structure et dans les histoires des passagers. Bien sûr, il y a eu de nombreux moments terrifiants, mais nous avons décidé de laisser de côté les plus dramatiques. Il ne s'agit pas d'un film sur les dangers de la conduite dans des territoires déchirés par la guerre. Je ne souhaite pas comparer mon expérience à celle des soldats qui se battent.
Avez-vous été surpris par l'ampleur de la réponse humanitaire en Pologne ?
Je pense que tout le monde a été surpris. Je pensais que je serais l'une des rares personnes à la frontière, mais j'ai vu de longues files de voitures, des gens ordinaires qui venaient chercher les réfugiés et les emmenaient chez eux. C'était saisissant de voir à quel point la société était réactive et mobilisée au début de la guerre.
Il n'y a pas de fraternité particulière entre Polonais et Ukrainiens, nous avons eu un passé parfois difficile. Mais nous avons aussi une expérience commune : pendant des siècles, nous avons vécu dans l'ombre d'un voisin affamé, d'un danger imminent qui plane au-dessus de notre tête. Cela nous a fait comprendre que cette guerre est aussi la nôtre.
Cet article a été adapté de l’anglais. Retrouvez l’article original ici.