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Législatives au Liban : "Le dégagisme a joué en partie, mais pas assez pour bouleverser le système"

Au Liban, les espoirs de changement exprimés par le mouvement de contestation d'octobre 2019 ne sont pas au rendez-vous des élections législatives. Les résultats montrent un certain statu quo au profit de la classe politique traditionnelle. Et ce, malgré quelques percées de candidats de l'opposition. 

Le ministre libanais de l'Intérieur, Bassam Maoulaoui, a dévoilé, lundi 16 mai, une partie des résultats officiels des élections législatives organisées dimanche dans le pays du Cèdre. Les résultats définitifs, publiés mardi, ont confirmé ces premières tendances, à savoir le recul du Hezbollah et l'émergence de candidats issus de la contestation populaire.

Globalement, ce scrutin montre que les rapports de force n'ont pas été bouleversés en profondeur par les électeurs, constatait dès lundi Karim Émile Bitar, directeur de l'Institut de sciences politiques de l'université Saint-Joseph de Beyrouth et directeur de recherche à l'Iris.

Le taux de participation global s'est établi à seulement 41 %, soit huit point de moins que lors qu'en 2018. Un chiffre jugé décevant par les observateurs, trois ans après la contestation d'octobre 2019 et près de deux ans après l'explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, qui avaient cristallisé les colères.

Le parti du président Aoun malmené dans les urnes

"Ces législatives ont produit un Parlement plus fragmenté et sans majorité claire, puisque si le Hezbollah a réussi à maintenir son bloc chiite, il a perdu sa majorité, explique-t-il. Ses alliés ont été considérablement affaiblis, notamment dans la rue chrétienne où le parti du président Michel Aoun, le Courant patriotique libre (CPL) a reculé, tandis que son grand rival, le parti des Forces libanaises (FL), a sensiblement progressé, de même que les Kataëb".

أناشيد وهتافات حزبية أمام مركز الاقتراع وداخله في مدرسة ليسيه عبد القادر في بيروت، ما أثّر على إقبال الناخبين للاقتراع في المركز.#انتخابات_٢٠٢٢#لأربع_سنين pic.twitter.com/k20RRdxKdE

— LADE (@LADELEB) May 15, 2022

Selon les résultats fournis par le ministère de l'Intérieur libanais, il apparaît en effet que le prochain Parlement sera très polarisé, avec essentiellement deux blocs antagonistes, l'un mené par le Hezbollah de Hassan Nasrallah et ses alliés, l'autre par les FL de Samir Geagea et leurs alliés, qui se feront face.

Le scrutin a d'ailleurs été marqué par quelques incidents sécuritaires qui ont opposé des partisans de ces deux forces politiques antagonistes, des actes d'intimidations dans certaines régions contrôlées par le Hezbollah, et de graves atteintes au processus électoral. L'Association libanaise pour des élections démocratiques (LADE) a recensé plus d'une centaine de violations du code électoral, comme dans le tweet ci-dessous montrant des partisans aux couleurs du Hezbollah chantant devant un bureau de vote, à Beyrouth.

Selon Karim Émile Bitar, les résultats montrent une "polarisation intense" qui a fait suite aux graves incidents sécuritaires de Tayouneh qui ont opposé ces deux camps, et qui ont provoqué "un réflexe de vote identitaire autour de 'l'homme fort de la communauté'. Cela, explique-t-il, a aussi bien profité au Hezbollah, qui s'est présenté comme victime de pressions occidentales visant à le désarmer, et cela a également joué en faveur des Forces libanaises, qui ont voulu transformer ce scrutin en referendum 'pour ou contre l'arsenal du parti chiite'".

Une "polarisation intense" qui risque de provoquer des blocages politiques tenaces et paralyser le Liban lorsqu'il s'agira de former un nouveau gouvernement et lorsque les députés seront appelés à élire, en octobre prochain, un nouveau président.

Le 31 octobre 2016, le général Michel Aoun avait été élu président de la République plus de deux et demi après la fin du mandat de son prédécesseur, Michel Sleimane, après qu'un compromis a été finalement trouvé par les différentes forces qui composaient le Parlement.

L'opposition perce dans plusieurs circonscriptions

Toutefois, des candidats indépendants ou issus de la nouvelle opposition – proche du mouvement de contestation – ont réussi leur pari dans plusieurs régions du pays. Certains, comme l'ex-journaliste Jad Ghosn dans la circonscription du Mont-Liban II, n'ont échoué que d'une centaine de voix. D'autres, qui ont présenté des listes concurrentes face à celles du pouvoir, ont payé le prix de la division.

Au total, au moins 13 candidats des listes d'opposition iront au Parlement.

"Il y a eu quelques percées très significatives de certains candidats de l'opposition réformatrice alors qu'ils faisaient face à d'énormes obstacles et à des adversaires bénéficiant de réseaux clientélistes très puissants et alignés sur des puissances régionales, souligne Karim Émile Bitar. Les électeurs, notamment issus de la jeune génération, n'ont pas seulement voté pour sanctionner les partis au pouvoir mais bien pour le changement, en cherchant à faire émerger de nouvelles figures porteuses de projets concrets sur le plan politique, social et environnemental".

Le directeur de l'Institut de sciences politiques de l'université Saint-Joseph de Beyrouth cite à titre d'exemple la candidate Najat Aoun-Saliba, professeure à l'Université américaine de Beyrouth et experte en matière de protection de l'environnement. Cette dernière a réussi à percer dans la région du Chouf sur la "Liste Unis pour le changement", soutenue par les groupes d'opposition proches du mouvement de contestation.

Sa colistière Halimé el-Kaakour, professeure de droit à l'université et une des figures du mouvement de contestation de 2019, a également réussi à se faire élire dans la même circonscription.

انتصرنا..
انتصرت أحلام الشبّان والشّابّات من أبناء هذا الوطن الحزين.. ودقّينا معًا مسامير جديدة في نعش هذا النَظام المجرم..
من هنا من الشَوف، قلتم لا لسياسات الفساد والسَرقة والمحاصصة والطَائفيَة والزَبائنيَة، أثبتّم أنّكم أحرارًا..@LNALebanon#حلنا#لا_نترك_أحد pic.twitter.com/HgvsjsqWm9

— Halimé El Kaakour (@halime_el) May 16, 2022

"Nous avons gagné... Les rêves des jeunes hommes et femmes de ce pays triste ont triomphé. Ensemble, nous avons enfoncé de nouveaux clous dans le cercueil de ce régime criminel. Depuis le Chouf, vous avez dit non aux politiques de corruption, de vol, de quotas, de sectarisme et de clientélisme, vous avez prouvé que vous êtes libres", a-t-elle écrit sur son compte Twitter.

Dans le sud du pays, fief du tandem chiite Amal et Hezbollah, deux candidats issus de la société civile, dont Elias Jaradé, ont créé une énorme surprise en remportant des sièges grâce au soutien de groupes d'opposition proches du mouvement de contestation.

Signe d'un certain changement relatif, le leader druze prosyrien Talal Arslane, chef du Parti démocratique libanais et membre du Parlement depuis 1991, a perdu son siège. De même que Wi'am Wahhab, un député et ancien ministre qui n'a jamais caché pas sa proximité avec le régime de Damas.

"Un rééquilibrage marginal"

"Le recul des forces alliées au Hezbollah et la percée de certaines figures de la contestation ne démontrent qu'un rééquilibrage marginal, puisque les partis traditionnels seront tous encore présents dans le prochain Parlement et restent électoralement bien ancrés", décrypte Karim Émile Bitar.

La classe politique honnie – et accusée d'avoir ruiné le pays par les centaines de milliers de manifestants mobilisés lors du mouvement de contestation d'octobre 2019 – aura finalement bien résisté dans les urnes. Le clientélisme et la fidélité au "zaïm", le chef issu de la communauté, est tenace au Liban.

"Il y a encore beaucoup d'esprits captifs dans le pays dans le sens où les partis traditionnels comptent un nombre considérable de partisans et le culte de la personnalité de leaders jouant sur la fibre communautaire est toujours très présent".

"Le dégagisme a joué en partie, mais pas assez pour bouleverser un système politique communautaire, féodal et clientéliste devenu complètement sclérosé et dysfonctionnel, déplore Karim Émile Bitar. Les dés sont tellement pipés à la base, en raison d'une loi électorale taillée sur mesure pour faciliter la reconduction des principales forces de la classe politique, que les quelques percées encourageantes de l'opposition ne suffiront probablement pas à introduire une nouvelle praxis politique et à une refonte des institutions".

Remontant aux années 1920 et consolidé en 1943 par le Pacte national (un accord intercommunautaire non écrit), le système politique en vigueur au Liban – qui compte 18 communautés religieuses – est basé sur le principe d'une démocratie consensuelle.

Il repose aussi sur une répartition confessionnelle des fonctions officielles et administratives. Le président de la République et le chef de l'armée sont toujours chrétiens – maronites, précisément – tandis que le Premier ministre est sunnite et que le président du Parlement est issu de la communauté chiite. Enfin, alors que le traditionnel clivage entre la droite et la gauche est inexistant dans le pays, les portefeuilles ministériels et les 128 sièges de députés sont répartis paritairement entre musulmans et chrétiens.

"On avait coutume de parler de la résilience des Libanais, or aujourd'hui on se rend compte que ce sont les partis du pouvoir qui le sont, ironise Karim Émile Bitar. Ils peuvent enregistrer quelques revers ou voir des alliés perdre des élections, mais ils parviennent toujours à contrôler les rouages institutionnels du pays".

"Ainsi, quelle que soit la majorité parlementaire arithmétiquement parlant, le Liban étant une démocratie consociative, c'est à dire un modèle politique basé sur la nécessité de partager le pouvoir entre différentes communautés, le Hezbollah parviendra toujours à s'imposer dans les grandes décisions, note Karim Émile Bitar. Comme il détient l'intégralité des sièges chiites, il va vouloir être représenté dans les institutions et dans le prochain gouvernement".

Et de conclure : "Le défi pour l'opposition dans les années à venir sera d'œuvrer pour une modification des fondations même du système politique et non pas se contenter d'embellir la façade en remplaçant certaines figures détestables par d'autres plus sympathiques."