Membre de la rédaction de l'Observatoire des sondages, Richard Brousse explique comment, par de simples manipulations de sondages, les politiques parviennent à saturer l’espace public. Et minimiser les critiques dont ils font l'objet.
FRANCE 24 - Le président français, Nicolas Sarkozy, a-t-il davantage recours aux sondages que ses prédécesseurs ?
Richard Brousse - Tous les locataires de l'Elysée et de Matignon, ainsi que les ministres, ont fait montre d'un solide appétit pour les enquêtes d'opinion. Charles de Gaulle, déjà, y avait fait appel quelques semaines avant l'élection présidentielle de 1965. Il est en revanche difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer qui de Nicolas Sarkozy ou de ses prédécesseurs a dépensé le plus pour ce genre d'enquêtes. Jusqu'à très récemment, le budget de l'Elysée n'avait jamais été contrôlé par une institution indépendante. Ce n'est qu'en juillet dernier que la Cour des comptes, peu suspecte de partialité à l'égard des pouvoirs en place, a contrôlé et publié pour la première fois le budget de l'Elysée.
Les chefs de l'Etat français ont également recours aux services de conseillers en communication et d'experts en sondages, des 'spin doctors' en quelque sorte. Nicolas Sarkozy est par exemple épaulé par l'ancien directeur général de l'institut de sondages Ipsos, Pierre Giacometti. Ce dernier s'était pourtant attiré les foudres de Nicolas Sarkozy, le soir du premier tour de l'élection présidentielle de 1995. L'actuel locataire de l'Elysée, à l'époque soutien du candidat Edouard Balladur, l'avait vertement accusé, sur le plateau de France Télévisions, de soutenir Jacques Chirac.
F24 - Ces enquêtes font-elles aujourd'hui l'objet d'un usage spécifique à l'Elysée ?
R. B. - Oui, sans aucun doute. Les exemples abondent, mais je n'en citerai que les plus récents.
A l'Observatoire, nous avons dénoncé trois sondages relatifs à l'idée d'un débat sur l'identité nationale lancée par le ministre de l'Immigration, Eric Besson. Les questions, le panel, tout était biaisé. Ces sondages ne pouvaient déboucher que sur l'émergence d'une majorité présentée comme favorable au débat. Cette manipulation d'ensemble a ensuite permis à Eric Besson d'assurer que "le peuple français s'est déjà saisi du débat et qu'il aura lieu". Cette tentative de diversion de la part de la présidence, qui, ces dernières semaines, a essuyé plusieurs scandales, est particulièrement grossière. Peu de personnes s'en émeuvent.
Un récent sondage Ipsos sur la suppression de l'avantage fiscal dont bénéficient les clubs sportifs professionnels, et commandé par le Service d'information du gouvernement (SIG), dirigé par Thierry Saussez, un ancien publicitaire nommé à ce poste par Nicolas Sarkozy, ne vaut pas mieux. Qui peut se prononcer contre une telle suppression, à savoir celle d'un privilège dont bénéficie une minorité ? Pas une majorité en tout cas. Ce sondage permet de désavouer, à une très forte majorité, la position que tient la secrétaire d'Etat aux Sports, hostile à cette suppression. Coup double, puisque ce sondage, présenté comme l'avis des Français, peut être opposé aux instances professionnelles hostiles également à la suppression de ces avantages fiscaux.
F24 - Quel est l'intérêt de la ''prolifération des sondages" ?
R. B. - Il s'agit principalement de maîtriser ou de tenter de maîtriser les termes des débats actuels ou futurs dans l'espace public. Une manière de contrôler à la fois les questions que l'on peut ou que l'on doit se poser, et la façon dont il faut les appréhender, voire y répondre.
Diversions, bruits, saturation, confusion, ajoutés à l'arrogance et aux menaces, à peine voilées, adressées au champ journalistique, permettent de saturer l'espace politique et de minimiser ainsi des potentielles réprobations noyées dans d'autres réactions et enquêtes. C'est un jeu complexe, instable, mais ça fonctionne souvent. Les sondages sont une pièce essentielle de ce dispositif pour reprendre un concept cher au philosophe Michel Foucault.