Le retrait des soldats étrangers d'Afghanistan et les avancées militaires des Taliban sèment un vent de panique au sein de la dizaine d'ex-employés de l'armée tricolore dans le pays, dont les dossiers sont entre les mains de la justice française. La plupart des anciens collaborateurs ont déjà été rapatriés dans l'Hexagone.
Le téléphone d’Abdul Raziq Adil s’emballe depuis quelques jours. “Avez-vous des nouvelles du tribunal français ?”, “Où en est mon dossier ?”. Au bout du fil, des ex-auxiliaires de l’armée française en Afghanistan, dont la demande de protection fonctionnelle est entre les mains de la justice française, contactent, inquiets, le président de l’Association des Interprètes afghans de l’armée française à Paris. Ils cherchent à quitter l’Afghanistan au plus vite.
Si le temps presse, c’est parce que depuis le samedi 1er mai, les États-Unis ont commencé à retirer leurs derniers soldats du territoire afghan. Ce départ, qui se fait en coordination avec celui des forces de l'Otan, doit être achevé d'ici le 11 septembre. Dans le même temps, sur place, les Taliban engagés dans des combats contre l’armée afghane gagnent du terrain. Une avancée militaire qui sème un vent de panique chez ceux qui ont collaboré avec les armées étrangères, par crainte des représailles des ennemis d’hier.
“Les États-Unis rapatrient une partie du personnel de leur ambassade. La menace est bien réelle”, affirme Abdul Raziq Adil. “La situation va s’aggraver pour les anciens collaborateurs de l’armée française, c'est une évidence. Les Taliban ont répété plusieurs fois qu’ils s’en prendraient à quiconque ayant travaillé avec les forces étrangères. En Afghanistan, ces anciens collaborateurs de l’armée française ne peuvent pas travailler, ils vivent cachés et changent de domicile très souvent pour ne pas se faire repérer."
L’association, qui a suivi plus de 300 dossiers d’ex-employés afghans de l’armée française depuis 2016, a déjà réussi à mettre à l’abri près de 275 familles en France, en appuyant juridiquement leurs demandes de visas et les recours en référé pour ceux dont la demande de protection par le ministère de la Défense a été rejetée. Actuellement, il ne reste plus qu’une dizaine de personnes aidées par l’association, bloquées en Afghanistan à cause du rejet de leurs visas. Ces dernières attendent une date d’audience devant le juge administratif pour la plupart.
Une douzaine d’autres sont partis dans l’urgence faute de visa délivré par la France. “Ils sont sur la route de l’exil entre l’Afghanistan et la France, en Turquie pour une majorité d’entre eux. Étant donné qu’ils ont quitté l’Afghanistan, l’urgence n’a pas été retenue par le juge des référés dans leurs dossiers. Cela peut prendre deux ans avant qu’ils n’obtiennent une audience auprès du tribunal administratif [chargé d’examiner leur demande de protection fonctionnelle]”, indique Caroline Decroix, la vice-présidente de l’association. Elle estime que l’essentiel des anciens auxiliaires afghans de l’armée française ont été mis à l’abri. Une autre soixantaine d’autres d’anciens employés, ayant travaillé plus brièvement pour l’armée française, chercheraient eux aussi à quitter l’Afghanistan. Ceux-là ne sont pas suivis par l’association.
France 24 avaient rencontré les interprètes afghans de l’armée française en 2015.
"Ils peuvent être reconnus par les prisonniers talibans libérés"
Arrivé illégalement en France en 2017, Mohammad Basir Ibrahimi, désormais régularisé, se souvient de sa fuite, ce jour de novembre 2015, lorsqu'il tombe nez à nez avec un villageois qui le reconnaît devant une échoppe de Kaboul : "Toi ! Tu as travaillé avec les Français !", lui lance l’inconnu. Mohammad Basir Ibrahimi, ancien traducteur anglophone, se met à courir dans les rues de la capitale. Il retrouve sa femme, fait sa valise, et quitte Kaboul le lendemain pour rejoindre la frontière pakistanaise. Durant près de deux ans, il va traverser deux continents et 12 pays avant de rejoindre la France. Aujourd’hui, il s’inquiète pour les quelques-uns restés en Afghanistan. “Leur vie est plus compliquée, ils peuvent être reconnus à tout moment par les prisonniers talibans libérés", estime ce réfugié. L’an dernier, Kaboul a relâché plus de 5 000 Taliban, une condition exigée par les insurgés pour entamer des négociations de paix.
L’un des derniers installés en France, Ahmad Gholam*, était lui aussi traducteur anglophone de l’armée française. Il est arrivé en juillet 2019, après sept ans d’une attente interminable. Un soulagement pour lui, sa femme et ses trois fils, âgés d’une vingtaine d’années aujourd’hui. Après avoir été logés un an dans un hôtel social du 115, ils ont intégré un appartement et viennent de recevoir une réponse positive à leur demande d’asile. Pourtant l’inquiétude persiste chez cet homme de 53 ans, car il a laissé une seconde épouse et deux filles de 8 et 10 ans, dans un pays qu’il redoute de voir basculer aux mains des Taliban. L’un de ses fils, qui a obtenu la protection de la France, laisse lui aussi une femme et deux enfants là-bas. “Savoir une femme et des fillettes seules dans un pays comme l’Afghanistan est inconfortable. Et si les Taliban prennent le pouvoir nous craignons pour leurs vies, car elles portent le même nom que moi”, explique l’ancien officier de police afghane, devenu interprète pour les Français avant le départ des troupes d’Afghanistan en 2014.
Abdul Raziq Adil fait état d’un autre cas préoccupant, une enfant de 14 ans hébergée par un voisin. “Lorsque son père, ancien chauffeur de l’armée française, a quitté l’Afghanistan avec sa femme et ses autres enfants, l’adolescente est restée pour veiller sur la grand-mère. Mais depuis la mort de la veille femme, elle n’a pas réussi à rejoindre ses parents en France”, explique le président de l’association. Le cas du rapatriement des membres de la famille des anciens personnels afghans de l’armée française relève du regroupement familial classique, comme pour tout autre réfugié en France, et la procédure peut prendre plusieurs années.
Une commission parlementaire pour améliorer les rapatriements
Sur les quelque 275 familles des ex-auxiliaires afghans de l’armée réfugiées en France, une trentaine ont dû en passer par un long combat administratif devant les tribunaux, avant de pouvoir quitter leur pays avec un visa français. La plupart n’ayant pas les moyens de se payer un avocat, elles ont demandé une aide juridictionnelle, avec l’appui de l’association.
Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, gérée notamment par le député de la France insoumise Alexis Corbière, examine depuis 2019 le traitement que leur a réservé l’État français. “Il semble que le nombre des bénéficiaires [de la protection fonctionnelle] ait été arbitrairement limité”, ont entre autre soulevé les députés lors de l’exposé de leurs motivations. Leur commission doit rendre ses conclusions prochainement, l’idée étant que les futures processus de relocalisation de personnels civils de recrutement local de l’armée, sur les terrains de guerre où la France est engagée, puissent être mieux encadrées par la loi afin de clarifier les démarches et d’éviter que des bénéficiaires ne mettent des années avant de pouvoir quitter un pays où ils seraient en danger à cause des services rendus à la France.
*Le nom a été changé.